Bernard Gaube :
Who’s afraid of Bernard Gaube?



Pour le Cahier #6 de la collection « Bernard Gaube, L’exercice d’une peinture »,
paru à l’occasion de l’exposition personnelle de l’artiste, I’m one of them,
du 10 octobre au 12 décembre 2020, à L’ahah [Paris]





Je l’écris régulièrement, rien ne me ravit plus que les commencements.

Et quand j’écris pour un·e artiste, cela commence souvent par quelques bribes chapardées. À un·e auteur·rice – de théorie, de littérature, peu importe. À l’artiste aussi. Évidemment ? Non. Évidemment, non. Parce que s’il m’importe, dans le cadre de mon activité professionnelle, de rendre à la parole des artistes l’espace, les espaces, pour se faire entendre (ou tout du moins pour pouvoir se former, se formuler), peu me chaut en revanche d’en rendre compte lorsque je tente de répondre à l’invitation de l’un·e d’eux·elles. Car la parole des artistes n’a pas besoin des auteur·rice·s, je crois. De quelques médiations peut-être parfois, mais certainement pas des auteur·rice·s.

Avec Bernard Gaube, cela a commencé par un partage de références. Un théoricien du cinéma dont il avait gardé en tête, et en pratique aussi, la notion d’« enchâssement ». Plus tard, quelques notes personnelles et une citation de Bataille. Je n’ai jamais réussi à faire quoi que ce soit de mes lectures de ce Georges (et pourtant…) Lorsque j’ai commencé ce texte, guère moins : ce n’était pas là que j’en trouverais le sujet (si tant est qu’il faille réellement en trouver un). Avec Bernard, cela a donc commencé par un partage de références dont je n’ai su que faire, et puis, cela s’est éclairé avec une anecdote. Ce genre de choses, précisément, que l’on chaparde aux artistes. Au cours d’un échange de courriels informels mêlant considérations artistiques et familiales, Bernard a évoqué un souvenir d’enfance. Il était, à l’âge que l’on dit tendre, peut-être plus jeune encore, fidèle lecteur du journal Spirou dans lequel paraissait « Les Belles Histoires de l’oncle Paul »1. J’imagine qu’il y dévora nombre de récits mâtinés de vulgarisation historique ou scientifique, et que bien d’autres images lui restent de cette bande-dessinée, mais ce jour-là, entre deux échanges de nouvelles, il me décrivit une case montrant un homme fracassant les meubles de sa maison, sa femme agrippée à lui tentant de l’arrêter, ses enfants en haillons eux-mêmes agrippés à leur mère, avec à l’arrière-plan un four brûlant que tout ce bois devait alimenter coûte que coûte. L’homme de la bande-dessinée, c’est Bernard Palissy, humaniste renaissant, à la fois savant et artisan, verrier, mais surtout céramiste. Tiens, tiens. « Connais-tu ce personnage ? » me demanda l’artiste. Oui, je le connaissais. Je l’avais découvert en lisant Agrippa d’Aubigné pour qui j’ai longtemps eu un amour immodéré. Je l’avais recroisé au cours de mes études d’histoire de l’art, je ne saurais plus dire quand et comment. Ce qui est certain, c’est que je ne l’avais jamais imaginé perdant la tête et les sien·ne·s à la recherche de la glaçure parfaite pour laquelle la température du four devait flamber, littéralement. Bernard Gaube s’amusait de ce cliché de l’artiste au travail, mais ce qui me sauta aux yeux, sans, pourtant, n’avoir comme image que celle qui m’avait été décrite, c’est qu’il était là question d’un céramiste (que Bernard Gaube fut), d’une demeure qui volait en éclats (quand la peinture de Bernard Gaube se joue dans la constante re-composition d’un ensemble volontairement fragmenté) et d’une image dans l’image : la clef n’étant pas dans la scène de genre du premier plan mais dans la fenêtre que découpait le four ouvert, une représentation en réduit de l’enfer et/ou de la création. Incandescente.

J’ai recherché dans mes notes le nom du théoricien du cinéma, sans trop savoir pourquoi ; il me semblait que Bernard Palissy et la notion d’« enchâssement » avait quelque chose à voir. Vincent Amiel. Bernard Gaube m’avait recommandé de lire son Esthétique du montage. Elle était bien sur ma trop longue to-read list. Je suis donc allée acheter, à la librairie la plus proche de L’ahah, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans. Ce n’était pas l’opus recommandé par l’artiste, mais c’est celui sur lequel j’avais jeté mon dévolu. Les premières phrases de son avant-propos résument peut-être tout ce que j’aurais aimé pouvoir écrire ici : « Cet essai a pour sujet les images enchâssées : des images qui se donnent à voir à l’intérieur d’autres images. Il y a ainsi des tableaux dans lesquels on peut voir d’autres tableaux (les ateliers d’artistes, par exemple), ou bien des miroirs, des illustrations sur une couverture de livre ; des films qui contiennent aussi des tableaux, des écrans, des dessins. Le procédé est fréquent, il met en relation une image “intérieureˮ, qu’on appellera image-seconde, et une image englobante, image-première. Mais parfois cet enchâssement concerne des images-secondes qui ne sont pas des objets, qui ne pourraient pas exister comme images en dehors de l’environnement visuel qui les constitue. Ces procédés, qui nous sont familiers, ne sont pourtant pas si naturels que cela : il y a un double artifice à vouloir représenter une scène, qui manifeste en quelque sorte son indépendance, à l’intérieur d’une autre, déjà proposée comme construction, comme image. Dans cet emboîtement, il s’agit de voir naître une image à l’intérieur d’une autre, prendre son indépendance. Le phénomène est loin d’être anodin : reconnaître une forme autonome, qui se détache de son milieu, c’est aussi bien se reconnaître soi-même dans un miroir, que distinguer une représentation parmi d’autres : c’est ce principe que recompose l’image dans l’image. Le principe n’est pas nouveau, même si ce sont les images électroniques qui l’ont multiplié à l’envi. »2 Furent abordés, au fil des pages, les déplacements et modifications d’images dans nos navigations électroniques, les cadres et échappées visuelles dans des tableaux ou sur les pages de riches ouvrages, les split-screens et les jeux de surimpression au cinéma, entre autres choses.

J’ai cherché l’étymologie du terme « enchâssement ». Je suis d’abord tombée sur sa définition. Où il était question de fixer quelque chose dans un encadrement de bois, de pierre ou de matière précieuse, et, par extension, d’opérer cette même insertion dans un discours ou dans tout autre ouvrage de l’esprit. Je me suis ensuite souvenu qu’une châsse était une sorte de reliquaire renfermant le corps entier d’un·e ou de plusieur·e·s saint·e·s. Une nouvelle tentative pour retrouver l’origine du mot : du latin capsa, « boîte, caisse » puis « cercueil ». Je me suis alors dit que je pouvais définitivement effacer les véritables commencements de ce texte. Ceux où je confessais mon incapacité à parler de peinture, a fortiori de figure en peinture. En me relisant, à mesure que, le doigt sur la touche delete, je faisais disparaître en sens inverse les mots tapés des semaines plus tôt, je retrouvais la mention des miroirs d’Art & Language (Painting – Untitled, 1965/1967) comme seule peinture figurée (pire encore : auto-portraiturée) que je n’ai jamais pu saisir (et encore). J’ai souri de cette seule intuition valable : se reconnaître soi-même dans un miroir, comprendre les allers-retours spatiaux voire même la coexistence simultanée des différents espaces – réels, présentés, représentés. Peut-être, quelque part, que ce qui me trouble et me ravit autant dans la peinture de Bernard Gaube, c’est qu’elle est châsse et enchâssement à la fois. Qu’il s’agisse d’hommages à d’autres tableaux, de personnages de fiction s’incarnant là, de portraits de proches devenu·e·s initiales ou encore d’autoportraits du peintre se peignant en tant que peintre, les figures sont en proie à leur disparition programmée. Parce que Bernard peint l’imminence de la mort, mais parce qu’il peint aussi la joyeuse impossibilité de peindre. Les visages s’effacent, les corps se disloquent. Les bandes et les grilles qui structurent tout l’œuvre de l’artiste semblent ménager quelques arrimages pour ne pas sombrer ; les personnages (qu’ils soient personnes ou objets – arbres, animaux, etc.) pourraient s’y accrocher, ainsi que le regard d’ailleurs. Mais non : les bandes étant tour à tour réserves et ajouts de matière, les grilles étant tantôt faites de motifs répétés (de points notamment) tantôt tissées avec les objets eux-mêmes, figure et fond en viennent à passer l’un par-dessus l’autre, ad libitum. Les plans se perforent de trous et de bandelettes. Le tissu de la toile semble intact… mais en réalité, toute la gestalt s’est écroulée. Alors, on peut enfin voir. Que les très nombreux carrés et rectangles que dessinent ces structures trompeuses ne sont pas seulement les fibres d’une toile sur une autre mais également des cases, des cadres, des prédelles, des cellules au sein desquelles s’autonomisent des peintures abstraites en réduit. Dans les œuvres de Bernard Gaube se jouent simultanément différentes scènes mais se fabriquent également des espaces picturaux capables de coexister indépendamment les uns des autres.

Le regard compose et recompose un récit changeant selon les trajets empruntés, d’une prédelle à l’autre. Les langages abstraits qui s’y épanouissent résonnent ensemble, et, lorsque l’on se recule un peu, lorsque l’on prend du champ, font entendre une figuration plurielle. Je garde en tête les photographies (les « vues » dit-on, dans notre affreux jargon) de son exposition personnelle à l’Iselp, en 2008 (26, rue de la comtesse de Flandres) : prenant acte de l’architecture du lieu, ponctuée de poutrelles et de piliers métalliques, Bernard Gaube avait créé une enfilade de petites chambres colorées – des segments de murs verts, jaunes. Et au sein de chaque cellule (case, cadre, prédelles, etc. ?) un accrochage de tableaux en nuage, en conversation, comme souvent (toujours) chez cet artiste. Tout son œuvre comme un polyptyque mobile infiniment réagencé. Les images s’enchâssent bel et bien les unes dans les autres mais parent à leur tour d’autres châsses autour desquelles le corps du·de la regardeur·euse peut tourner, dans un sens, dans l’autre, faisant et défaisant les narrations. Des châsses métaphoriques bien sûr. Si ce n’est que la mort rôde, et quelque chose entre le sacré et le profane, peut-être cette citation de Bataille envoyée par l’artiste. Des châsses métaphoriques qui renvoient aussi aux icônes, aux dossiers, à ces images dont Vincent Amiel rappelait dans son essai que nous en sommes dorénavant agent·e·s, les déplaçant, les grossissant, rapetissant, etc. Comme sa pratique allie vidéo, écriture, dessin numérique, et peinture bien sûr, les accrochages de Bernard, à l’atelier ou en exposition, font migrer les motifs récurrents d’une œuvre à l’autre, apparaître des formes fantômes dans les retraits et avancées du plan, varier les formats qui, en réalité, ne bougent pas, par des jeux d’échelles changeantes. Une persona éclatée – terriblement actuelle – se dit ici, naviguant entre histoire de l’art et réseaux sociaux. Qui a peur de la figure en peinture ? Je crois que, pour ma part, ça va mieux.


Marie Cantos, janvier 2020




1 Les Belles Histoires de l’oncle Paul est une série de bande dessinée créée en 1951 par le scénariste belge Jean-Michel Charlier et publiée dans le journal Spirou.
2 Amiel,Vincent, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, collection d’esthétique, 2018, p. 5-6.