Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps




« Je sens, par mon silence, le creux dans ma bouche. » [1]

« Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. Il fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps. » [2]


Il est des œuvres comme des drames à bas bruit qui, intimes et narratives ou, au contraire, abstraites et processuelles, évoquent, de manière sous-jacente, la perte : de soi, de l’autre, de quoi que ce soit – échec, oubli, deuil, violence, abandon, etc. Une perte que l’on peut choisir de valoriser, de reproduire indéfiniment, contre laquelle on peut choisir de lutter. Avec des gestes. Des gestes qui « en savent et en font plus que nous » [3], comme l’écrit Yves Citton [4]. Des gestes qui tentent, à défaut de « renverser l’insoutenable » [5], de « réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps ».

Parce qu’à une époque où la machinisation ne concerne plus seulement l’industrialisation mais toutes les chaînes de transmission de l’information, les gestes apparaissent plus que jamais comme l’expression de nos humanités [6], donc d’un refus possible. Corps, images, consciences et matériaux répondent à un même vocable où se croisent pressions, tensions, forces, impressions...

Quoiqu’issus de pratiques opposées ou utilisant des médiums très divers, les artistes réunis dans cette exposition semblent figer ces moments de bascule où, dans le travail de création autant que dans l’organisation de nos sociétés ou nos vies personnelles, quelque chose cède.

Laurence De Leersnyder crée des formes du retrait. Des sculptures nées de matériaux pauvres et de procédures simples. Plonger la main dans la terre, ménager un creux, puis couler dans ce moule la matière d’un volume à venir. Tasser de la terre dans un parallélépipède rectangle, puis séparer le pilier de terre de son coffrage en bois, pour, parfois, faire apparaître une crête en bas-relief sur des panneaux bakélisés, parfois, faire s’ériger de friables stèles sans destination. Toujours, quelque part : retirer – que ce soit physiquement, mentalement, métaphoriquement.

Arnaud Vasseux partage avec Laurence De Leersnyder un intérêt pour les pratiques d’empreinte et de moulage. Pour la recherche de l’équilibre, voire du point limite, avec l’acceptation du moment où tout peut s’écrouler. Mais qu’elles soient bidimensionnelles ou tridimensionnelles, les œuvres d’Arnaud Vasseux se donnent comme des contreforts autant que des contre-formes. Si ses œuvres adviennent par la prise des matériaux et donc, éventuellement, par leur fissure, leur éclatement, elles payent tout autant leur tribut à la notion d’appui qu’à celle de chute.

Accrocs, ratages et brouillons sont au cœur des dessins, des photographies et des installations de Blanca Casas Brullet. La page, la table, l’atelier y deviennent des espaces où entrevoir le processus de création ainsi que la construction de l’image. Un processus long dont témoignent également ses Reprises économiques, initiées en 2008 en réaction à la crise des sub-primes : des livres de comptes de différents pays qu’elle « reprend » comme on raccommode un vêtement usagé, les piquant d’un fil parfois, rajoutant des pièces de tissu.

Loreto Martínez Troncoso reprend, se reprend : elle bute sur les mots, sur le sens, sur ce qu’elle fait. Ses performances parlées, souvent adressées directement au public, empruntent une langue qui n’est pas la sienne : la faute, l’hésitation, l’échec, voire le renoncement, lui permettent d’interroger le langage et l’identité. La performance devient alors performative, au sens propre. Et s’il « n’y a pas de consensus autour de l’idée de geste, qui ne se développe jamais comme une notion autonome » et « se définit par ce qu’il n’est pas » [7], la réflexion s’élabore en énumérant tout ce à quoi elle faillit.

En écho aux reprises de Blanca Casas Brullet, une nouvelle série d’œuvres de Nina Lundström. De sa grand-mère décédée, l’artiste hérite de quelques rubans de dentelle, enfermés dans un sac en plastique. Démêlant l’écheveau de son histoire familiale et de ses secrets, comme autant de nœuds, elle élabore un ensemble d’œuvres autour de la figure de sa grand-mère : dessins, sculptures, vidéos se donnent comme autant de fragments d’une recollection – celle du travail de deuil et de la construction identitaire.

Dans ses diaporamas ou ses accrochages subtils, Agnès Geoffray met en rapport des images trouvées, retravaillées qu’elle confronte avec des photographies qu’elle met en scène. Il y est question de retouche photographique autant que de survivance des gestes : ou comment s’élaborent les rapports de force et les renversements d’interprétation. Un personnage effacé ici ; une gueule cassée réparée là. Des chorégraphies étranges et gauches où se joue, en réalité, une immense violence. Des contre-formes de l’image. Quelque chose du deuil de l’histoire.

Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps constitue le premier volet d’un diptyque d’expositions collectives portant sur le rapport entre forme et contre-forme, geste et perte ; le second volet, consacré à la figure de « L’Inconnue de la Seine », se tiendra en 2016. Chacune des expositions présentera des productions spécifiques.


Marie Cantos, février 2015


[1] Pierre Fédida, L’Absence (1978), Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 289.
[2] Sans soleil de Chris Marker (1983).
[3] Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. Le Temps des idées, 2012, p. 15.
[4] Yves Citton (1962) est, entre autres, professeur de littérature française à l’université de Grenoble-3 et co-directeur de Multitudes revue politique, artistique et philosophique trimestrielle. Il a écrit de nombreux ouvrages parmi lesquels, outre Gestes d’humanités et Renverser l’insoutenable, on peut citer :Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal (1994), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?(2007), ou Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance (2011) ou encore Pour une écologie de l’attention(2014).
[5] Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Paris, Le Seuil, coll. Sciences humaines et documents, 2012.
[6] Un pluriel auquel tient Yves Citton.
[7] Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, Coll. Lignes d’art, 2010, p. 28.