« Ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire. L’aspect habituel de la nature dans l’orage, terre ou mer obscure, ciel blême, est renversé ; le ciel est noir, l’océan est blanc. En bas écume, en haut ténèbres. Un horizon muré de fumée, un zénith plafonné de crêpe. »
Victor Hugo [1]
Les Contre-Ciels, qui emprunte son titre au recueil de poésie de René Daumal [2], est la première d’une série d’expositions collectives conçues comme autant de variations autour de la représentation de ce qui ne peut l’être... L’indicible, l’impalpable, l’innommable : l’absence et sa paradoxale plénitude. « Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence », écrivait Maurice Merleau-Ponty en 1964 [3]. Il s’agira donc ici de partir à « contre-ciel », en quête du « contre-monde » de Daumal : un monde où « la peau de lumière » devient « nuit profonde » [4] dans une inversion – n’en déplaise au poète ! – des plus hugoliennes.
Qui n’a jamais fait l’expérience, un jour, de cette étrange inversion du paysage ? C’était à la mer, lors des grandes marées ? À la montagne plutôt ? Perdu au milieu des plaines de Beauce peut-être ? La ligne d’horizon est devenue surface et sur elle s’est soudain exercé le poids du ciel. Sa densité était telle qu’il imprimait sur la terre des vallées, des gouffres, des ravins. Oui, c’était à la montagne ! Les crêtes n’étaient alors plus que de légères respirations dans la pesanteur du souffle. Quelque chose de la peinture chinoise, où le vide détoure le plein et crée ainsi la forme. Sans qu’aucun d’entre eux ne le formule de telle manière, les quatre artistes présentés dans cette exposition créent des « contre-ciels » et donnent à voir cette « doublure d’invisible ».
En début d’année, au Pavillon de Pantin, Estèla Alliaud présentait La Forme empruntée : l’empreinte en plâtre du plafond de la cave située exactement au-dessous de l’espace d’exposition où elle fut ensuite déposée au sol. Un renversement de l’espace en écho à celui de toute « ressemblance par contact » [5]. Une pièce in situ par laquelle l’artiste semblait rappeler que ses recherches ne peuvent s’aborder que dans la prise en compte du constant va-et-vient qu’elle opère entre sculpture et photographie : où il est question d’impression, de sensibilité, d’infra mince, de suspens temporel. Aujourd’hui, l’artiste s’empare de l’invitation qui lui est faite d’exposer à la galerie PapelArt pour proposer une série de pièces inédites à partir du livre et du papier : une erreur d’impression, un pli dans l’image et sa projection dans l’espace...
Mutatis mutandis, le papier et le plâtre – ses deux matériaux de prédilection – offrent à Mélanie Blaison une même qualité de surface où affleurent différentes textures. Dessins, moulages, installations et poésies sonores (quoique toujours présentées sous forme écrite) se jouent, là aussi, entre effacement et empreinte. Dans l’exposition Les Contre-Ciels, l’artiste présente une série de très courts textes sur des sculptures jamais réalisées (faute de...) ainsi que plusieurs agencements de ces papiers qu’elle collecte, archive et classe depuis 2007 – des papiers choisis pour leurs qualités picturales propres (surface, texture, couleur, mots, etc.) qu’elle aide parfois : un frottage, un jus pigmenté, un aplat de terre, une empreinte à la craie, des morceaux de phrases tapées à la machine à écrire, comme gravées, et que l’on déchiffre par leur verso, souvent.
La dialectique apparition-disparition est également à l’œuvre dans le travail de Benjamin L. Aman. « Fixer l’instant – telle pourrait être une constante dans [son] travail », note Magnus Schaefer [6]. Fixer l’instant, certes, mais pour révéler la nuée d’infimes fractions qui le constitue, pour rendre compte du continuum de la matière – vide, plein, réel, virtuel : un « espace fluide » [7]. Ses dessins, sculptures, installations et créations sonores se font mutuellement écho, témoignant d’une approche
quasi synesthésique. Ici, une des Tables de nuit – de petites étagères composées d’éléments en papier et en carton – nous emmène au seuil de la conscience ; là, des dessins au fusain de la série UFO, sous-titrés tour à tour Étude de bruit, Étude de nuit ou encoreÉtude de vide, font surgir des images hypnagogiques, moins psychédéliques que fantomatiques.
Si l’on ressent tout autant les vibrations pigmentaires et les mouvements d’aspiration dans les dessins d’Ali Tnani, ce n’est cependant pas pour les mêmes raisons. Ses œuvres récentes (dessins, photographies, installations multimédia) s’articulent autour des formes possibles des « contre-espaces » au sens des « hétérotopies » foucaldiennes [8]. Dans ses « contre-espaces », l’artiste explique chercher « des formes de réception contradictoires, inconfortables et menaçantes qui coexistent dans des espaces réels ». En juin dernier, dans l’exposition L’Indice d’une suite à Glassbox (Paris), il présentait trois pièces distinctes (son, vidéo, dessin) formant un « espace autre » [9] nommé Data, Dust. [10]. Dans cette installation, un parallèle s’instaure entre le dessin à l’aspirateur [11] et l’aspiration de données sur Internet via un programme informatique. Pour la galerie PapelArt, Ali Tnani produit un nouveau dessin aspiré.
Nuages de données virtuelles, collages de panoramas déstructurés, écrits de lieux absents, comme autant de paysages envisagés par leur envers, par leurs plis aussi, parfois. Tout un univers chiffonné où, par un jeu de réversibilités infini, adviennent Les Contre-Ciels.
Marie Cantos, septembre 2014
[1] Victor Hugo, « Nix et nox, (Chap. viii) » dans L’Homme qui rit (1869) dans Œuvres complètes. Roman iii, édition sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, présentée par Yves Gohin, Paris, Robert Laffont, 2002, p. 419.
[2] René Daumal, Le Contre-Ciel(1933-1955) suivi de : Les Dernières Paroles du poète (1970), préface de Claudio Rugafiori, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1990.
[3] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964), Paris, Gallimard, coll. Folio / essais, 2002, p. 85.
[4] René Daumal, Poésie noire, poésie blanche, Paris, Gallimard, 1954, p. 94.
[5] Dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Georges Didi-Huberman note que l’empreinte « dédouble » (c’est-à-dire qu’elle crée « un double » mais également « un dédoublement », voire une « duplicité »), puis « redouble » (en créant une « doublure » protectrice : sa contre-forme) et, « finalement », « renverse tout ». « D’une part, elle inverse symétriquement les conditions morphologiques de son référent : l’empreinte d’un corps convexe est en général un corps concave. D’autre part, cette inversion topique engage toute la sphère des significations : elle fonctionne alors comme un ‘‘renversement de sens’’ – sens-sema ou sens-soma –, dans une acception presque nietzschéenne du terme » (Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 230, p. 238 et p. 254).
[6] Magnus Schaefer, « La Lumière noire », 2013 (traduction française par L’Atelier KSR, Berlin).
[7] Voir notamment Tim Ingold, « Point, ligne, contrepoint. De l’environnement à l’espace fluide », dans Marcher avec les dragons, Paris, Zones sensibles, p. 179-199.
[8] Michel Foucault, « Les Hétérotopies » (1966), dans Le Corps utopique, les Hétérotopies, présentation de Daniel Defert, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 21-36.
[9] Id.
[10] Le son et la vidéo sont le résultat d’une collaboration avec Lukas Truniger sur l’installation Crackling Data Machine, 2014. Notons néanmoins que ces contenus sonores et vidéo, créés en binôme, l’ont été spécialement pour Data, Dust. d’Ali Tnani.
[11] Ali Tnani travaille actuellement à des dessins dont le protocole de réalisation tend vers une mécanisation toujours plus importante du geste : après avoir déposé une première couche de pigments sur le papier, il dessine par retrait, a l’aspirateur, réitérant plusieurs fois l’opération et fixant les différentes étapes de la réalisation.
Victor Hugo [1]