La Neige fait au nord ce qu’au sud fait le sable




Il y a quelques années, un ami m’a offert La Femme des sables de Kôbô Abe. J’ai adoré. J’en garde de très fortes impressions visuelles. Des images d’une construction humaine, rationnelle, géométrique, aux prises avec l’informe : une lente infiltration, pénétration. Plus tard, j’ai vu l’adaptation cinématographique de Hiroshi Teshigahara (1964) et me suis rendue compte que j’avais presque entièrement occulté la sensualité, la cruauté aussi, de l’étrange relation qui s’instaure entre la geôlière et son prisonnier. Ou plutôt : je les avais inconsciemment transposées sur les descriptions des paysages. Lorsque Laurence De Leersnyder et Zoë Paul m’ont présenté leur projet pour ce duo show à NuN, ce sont des plans du film La Femme des sables mêlés à ces souvenirs de lecture qui se sont imposés d’emblée.

« La neige fait au nord ce qu’au sud fait le sable » [1]. Quelque chose d’un ailleurs fantasmé, d’un processus en marche, implacable. Celui du récit transfictionnel de Kôbô Abe, celui des épopées asiatiques de La Légende des siècles, celui de deux gestes radicaux, deux gestes de sculpture pensés en écho à l’histoire et au devenir berlinois – avec tout ce que cela suppose de raccourcis féconds : les traces de guerre, le Pergamon Museum, le mémorial de l’Holocauste, les architectures récentes, etc. Quelque chose « d’un désenchantement, d’un deuil des idéaux de perfection et d’équilibre à travers deux références historiques : le classicisme grec et le minimalisme américain », m’ont-elles écrit. Et pour ce faire, un chiasme – à l’instar du célèbre vers de Victor Hugo qui donne son titre à l’exposition : deux pièces interdépendantes, une proposition unique.

Zoë Paul imagine recréer une figure de la statuaire antique avec une armature métallique sur laquelle elle viendra déposer du béton frais. Laurence De Leersnyder tassera de la terre de jardin dans des coffrages en bois aux dimensions proches de celles de socles. Le béton s’accrochera sur l’armature, mais se répandra également au sol. Une fois les coffrages retirés, de fragiles piliers s’érigeront. Tout se jouera ici dans un chassé-croisé de matières et de procédures. « Le coffrage est retiré au béton, et confié à la terre. Le béton recouvre le sol comme de la terre, la terre construit un élément architecturé comme du béton. Le béton coule de manière expressive, la terre est contrainte dans une forme géométrique. Un dialogue s’instaure entre les deux pièces conçues in situ. Un matériau industriel appliqué à la main, une fabrication en série à partir d’un matériau naturel. Une sculpture sans socle, et un socle sans sculpture. Un geste empirique, un autre systématique. Une œuvre informe et désinvolte, une autre minimale et rigoureuse. Une chute, une élévation. » (Laurence De Leersnyder & Zoë Paul)

« La neige fait au nord ce qu’au sud fait le sable ». L’image de l’entrée de la fosse où se trouve ensevelie la maison de La Femme des sables, un trou noir aspirant le désert... cette image disparaissant à son tour sous celle du béton frais coulant sur une armature métallique... de la terre de jardin peu à peu rajoutée dans des coffrages en bois... et en attente de celle de l’exposition.


Marie Cantos, mars 2014


[1] Victor Hugo, La Légende des siècles, tome 1, Paris, GF-Flammarion, 1979, p. 142 [vi : Apres les dieux, les rois. I. De Mesa a Attila. Les Trois Cents : L’Asie. Vers 10.]