« Le mouleur que je visite chaque jour a deux masques accrochés près de sa porte. Le visage de la jeune qui s’est noyée, que quelqu’un a copié à la morgue parce qu’il était beau, parce qu’il souriait toujours, parce que son sourire était si trompeur ; comme s’il savait. » [1]
Rainer Maria Rilke
« On ne sait rien d’elle… une inconnue… qui s’est jetée dans la Seine, une jeune femme, elle a fermé les yeux sur son secret… pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l’amour… On peut rêver ce qu’on veut… Qu’est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d’une autre… » [2]
Louis Aragon
« Nous parlons, sans doute, parce que nous avons un visage. Dans chaque parole, c’est, en quelque sorte, le visage qui se prononce. Mais nous imaginons aussi. Peut-être imaginons-nous parce que notre visage a un envers qui nous échappe, et parce que cet envers du visage apparaît lui-même comme l’empreinte, en dedans, des visages qui nous ont fait naître et que nous avons perdus : les visages de nos morts. » [3]
Georges Didi-Huberman
L’Inconnue de la Seine – Un Songe constitue le second volet d’un diptyque d’expositions collectives se déployant sur deux années à La Tôlerie, Espace d’art contemporain de Clermont-Ferrand. Il propose, à la suite de Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps (28 avril au 25 juillet 2015) [4], de revenir [5] sur la déclaration, limpide et énigmatique à la fois, d’une patiente au psychanalyste Pierre Fédida : « Je sens, par mon silence, le creux dans ma bouche [6]. » Quasi performative, cette phrase, prononcée lors d’une séance inaugurale, convoque, de manière plus générale, les sources de ce projet : l’actualité artistique de l’empreinte, l’expérience existentielle de l’absence, l’infinie réversibilité de la forme et de sa contre-forme ainsi que le lien de ces problématiques au langage, qu’il soit gestes ou paroles.
Car l’Inconnue de la Seine est avant tout un masque : celui d’une jeune femme, yeux fermés, léger sourire aux lèvres. Il fascine, principalement l’intelligentsia française et allemande, de la fin du XIXe siècle à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. Il orne les murs ou les bibliothèques des salons des écrivains et des ateliers d’artistes. Il inspire Louis Aragon bien sûr, mais aussi Maurice Blanchot, André Breton, Louis-Ferdinand Céline, Charles Dickens, René Magritte, Man Ray, Vladimir Nabokov, Ödön von Horváth, Hertha Pauli, Rainer Maria Rilke, Albert Rudomine, Jules Supervielle, Willy Zielke… Tant et si bien qu’on pense parfois croiser la pâle héroïne, ailleurs, au détour d’une page d’un autre roman, d’Honoré de de Balzac à Albert Camus. On le dit moulé sur le cadavre d’une noyée, suicidée précise-t-on pour ajouter de la tragédie à l’histoire de ce masque. En réalité, il aurait été pris sur le visage d’un jeune modèle près d’un demi-siècle avant le début de cet étrange engouement – un modèle aussi vivant que la fraîcheur des traits le laisse supposer ! Mais qu’importe : l’empreinte ne mortifie-t-elle pas son sujet ? « La forme obtenue par empreinte tire la ressemblance vers la mort », rappelle Georges Didi-Huberman [7]. Et l’Inconnue de la Seine est une Ophélie idéale pour le spleen de l’époque – le mystère de la Joconde en sus.
Il se trouve qu’aujourd’hui encore le masque de l’Inconnue de la Seine continue de fasciner, le grand public, certes, mais pas seulement : nombre d’artistes s’intéressent au mythe, voire intègrent l’objet ou son image dans leurs œuvres. L’Inconnue de la Seine – Un Songe prend acte de cette persistance sans pour autant sacrifier à l’exercice scientifique que requerrait un tel sujet. Parce qu’il ne s’agit pas (encore) de dresser l’inventaire des apparitions et réapparitions dans l’art contemporain de la très célèbre anonyme, mais plutôt d’inviter des artistes à dériver autour de ce visage et de son (ses) histoire(s). Si une autre exposition mériterait d’être réalisée, qui tendrait davantage vers « l’Enquête » (pour reprendre le titre de l’ouvrage que l’historien de l’art Bertrand Tillier a consacré à l’Inconnue [8]) que vers « le Songe », on tentera ici davantage de disperser dans l’espace les fragments d’un possible portrait de « la Belle Noyée ».
Aux côtés de Laurence De Leersnyder, Agnès Geoffray et Arnaud Vasseux, dont le public avait pu découvrir les œuvres dans le premier volet du diptyque d’expositions, les artistes Estèla Alliaud, Benjamin L. Aman, Guillaume Constantin, Sophie Dubosc et Karolina Krasouli rejoueront, à travers des œuvres empruntées et des productions spécifiques, « la Jeune Fille et la Mort ». Où il sera évidemment question de moulage ainsi que des avatars modernes et quotidiens du masque. Où il sera question d’art funéraire, de voiles et de linceuls, de portraits abstraits, de livres décolorés par le temps, de livres-architectures, d’architectures liquides et d’écoutes pénétrées, de résistance et d’engagement, d’érotisme parfois, d’humeurs aqueuses, de violences sociales, relationnelles, politiques, d’identité et d’anonymat, de faits divers et de légendes urbaines, de faire le gris – comme l’écrivait Paul Valéry –, d’écart et d’inframince, d’image au sens de l’imago latine [9], peut-être même de psychanalyse, et, plus largement, des représentations et de leurs peaux-simulacres. Et encore : de souffle coupé, de parole empêchée, « motus et bouche-cousue », parce que pétrifiée. Où il sera question d’écrire pour exister. Où il sera question de l’absence, et après.
Marie Cantos, février 2016
[1] Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910), traduction, préface et notes de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1991.
[2] Louis Aragon, Aurélien (1944),
Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996.
[3] Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre. Corps, parole, souffle, image, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2005.
[4] Avec des œuvres des artistes Blanca Casas Brullet, Laurence De Leersnyder, Agnes Geoffray, Nina Lundström, Loreto Martínez Troncoso et Arnaud Vasseux.
[5] C’est bien ce qui nous occupe : revenir. Comme l’on retourne au combat constamment, avec la vie, la mort, la création, revenir comme l’on revisite sans cesse, nos souvenirs, ceux des autres, ceux des vivants quand est venu notre tour…
[6] Pierre Fédida, L’Absence (1978), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2005.
[7] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008.
[8] Bertrand Tillier, La Belle Noyée. Enquête sur le masque de l’Inconnue de la Seine, Paris, Les Éditions Arkhê, 2011.
[9] Le terme image en français vient du latin imago, qui désignait les portraits et, notamment, les masques mortuaires. Comme tout portrait, l’image porte potentiellement en elle le faux-semblant.
Rainer Maria Rilke
« On ne sait rien d’elle… une inconnue… qui s’est jetée dans la Seine, une jeune femme, elle a fermé les yeux sur son secret… pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l’amour… On peut rêver ce qu’on veut… Qu’est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d’une autre… » [2]
Louis Aragon
« Nous parlons, sans doute, parce que nous avons un visage. Dans chaque parole, c’est, en quelque sorte, le visage qui se prononce. Mais nous imaginons aussi. Peut-être imaginons-nous parce que notre visage a un envers qui nous échappe, et parce que cet envers du visage apparaît lui-même comme l’empreinte, en dedans, des visages qui nous ont fait naître et que nous avons perdus : les visages de nos morts. » [3]
Georges Didi-Huberman