Assourdi par la formidable cataracte




— L’entends-tu ?
— [Silence.] Non...
— Ferme les yeux : écoute.


Assourdi par la formidable cataracte, c’est un extrait des correspondances de Victor Hugo, des « lettres à un ami » [1]. Une correspondance arrangée relatant les trois voyages du poète sur le Rhin en 1838, 1839 et 1840. Arrangée car, en réalité, constituée de très peu de véritables lettres mais plutôt de notes issues de son journal, retravaillées a posteriori en un récit de voyage.

Assourdi par la formidable cataracte, c’est le sublime effroi ressenti devant la puissante chute d’eau – « la cataracte du Rhin » –, en contrebas, dans le gouffre. Une surprise pareille à celle que l’on peut avoir en découvrant Le Cyclop de Jean-Tinguely, au détour d’un chemin, au cœur du Bois des pauvres. Un monstre qui peut, lui aussi, faire rugir son assourdissante mécanique, et qui, depuis quelque temps, porte, bien malgré lui, un voile – un filet de protection en réalité – qui n’aura pas manqué d’intriguer les artistes Laurence De Leersnyder et Zoë Paul, ainsi que la critique d’art et commissaire d’exposition Marie Cantos. Une cataracte sur La Face aux miroirs qui regarde la forêt, une cataracte tombant à son tour dans le bassin à ses pieds.

Assourdi par la formidable cataracte, c’est donc le titre du parcours de sculptures que Laurence De Leersnyder et Zoë Paul réaliseront aux abords du site, au terme d’une résidence de recherche et de production accompagnée par François Taillade et Marie Cantos. Non pas une œuvre collective mais un ensemble pensé en concertation, où les interventions des artistes se regarderont, se croiseront peut-être, mais ne se confondront pas. Un hommage à la manière dont Jean-Tinguely imagina la tête, fruit d’un travail collaboratif où les individualités ne cessèrent cependant pas d’exister dans des propositions fortes et caractéristiques de leurs démarches respectives. Pour le contexte spécifique du Cyclop, se réinventeront des gestes propres à chacune des deux sculpteures – tels que, notamment, le tissage pour Zoë Paul et le moulage pour Laurence De Leersnyder.

Dans la continuité de ses investigations actuelles, Zoë Paul installera dans les arbres une vaste tenture composée d’une myriade de feuilles en laiton, accrochant la lumière, tintant doucement au vent, se fondant dans le décor naturel. Quelque chose de la toile d’araignée, d’une couverture de camouflage de l’armée aussi, la préciosité en plus. Tombant en un savant drapé, qui déplie ou replie, comme souvent chez elle, les problématiques liées aux codes de la représentation de la statuaire antique et classique, ainsi que leur lien à la nature et leur inscription dans l’architecture, l’œuvre déploie un certain nombre de références dont celle au « voile de la mariée ». Car, sans mauvais calembour visuel :l’ombre du Grand verre de Marcel Duchamp [2] plane sur le Cyclop où l’on peut rencontrer une broyeuse de chocolat, nombre de moulages et d’empreintes, quelque autre rideau à éprouver tel que le Pénétrable sonore de Jesús Rafael Soto... [3]

De l’infra mince, il est précisément question dans les œuvres de Laurence De Leersnyder. Non loin de la tenture métallique de Zoë Paul, dans ce qui deviendra une sorte de théâtre de verdure, elle présentera un ensemble de sculptures abstraites, processuelles et néanmoins presque anthropomorphiques. Une scène, un groupe statuaire héritier à la fois de l’Anti Form et de l’art minimal. Ces sculptures seront réalisées en bronze et en aluminium, coulées littéralement sur le motif, dans le paysage environnant. Pour ce faire, en effet, Laurence De Leersnyder empruntera au Cyclopla récupération de métaux chez divers ferrailleurs ; ceux-ci seront fondus in-situ dans un four enterré, construit sur le site pour l’occasion. Les formes seront déterminées par leurs moules : des trous creusés dans le sol, à proximité, relativement profonds et étroits, bien qu’indexés sur le corps de l’artiste et de ses possibles. Initialement en creux, elles viendront ensuite s’ériger dans la forêt.

Assourdi par la formidable cataracte, c’est, enfin, un clin d’œil à une autre exposition qui empruntait, elle aussi, son titre à Victor Hugo : La Neige fait au Nord ce qu’au Sud fait le sable [4]. Une exposition qui s’est tenue en mai 2014, dans un espace berlinois semi-privé : NuN (http://www.nun-berlin.com/exhibitions/what-the-snow-does) et qui est à l’origine de l’invitation lancée par François Taillade, directeur du Cyclop. Où il était déjà question de chute et d’élévation, de matériaux contrariés et d’enjeux sculpturaux.

La Neige fait au Nord ce qu’au Sud fait le sable était un projet en cascade, lui aussi : une carte blanche donnée par Marie Graftieaux et Pierre-Etienne Morelle (NuN) à Marie Cantos qui décida de montrer le travail de Laurence De Leersnyder, laquelle proposa à son tour une collaboration avec Zoë Paul. Et parce que les cascades ne font pas que choir mais créent des remous et des jaillissements, cette première exposition donna au directeur du Cyclop l’idée et le désir de rejouer outdoor le dialogue amorcé un an plus tôt entre les œuvres des deux artistes. Ainsi que de faire ricocher invitations et collaborations : c’est là tout l’intérêt de ces résidences estivales où les projets se conçoivent et s’élaborent à plusieurs, comme le fut Le Cyclop. Pour produire ses sculptures dans le cadre du projet Assourdi par la formidable cataracte, Laurence De Leersnyder travaillera ainsi avec l’artiste et fondeur Julien Perrier. Par ailleurs, un projet en ligne sera imaginé par tous en collaboration avec Sotiris Bakagiannis, également artiste.

Et il faudra tendre l’oreille, même « assourdi par la formidable cataracte ». Mais ne déflorons pas tout, laissons-nous réenchanter à notre tour.


Marie Cantos, juillet 2015


[1] Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami [« Lettre XXXVIII »].
[2] Marcel Duchamp, Le Grand verre ou La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923.
[3] À ce sujet, on notera que l’historien de l’art grec Megaklès Rogakos prépare une thèse sur les relations entre Jean Tinguely et Marcel Duchamp ; il y pointera, entre autres, les liens formels et conceptuels entre Le Grand verre et Le Petit théâtre du deuxième étage du Cyclop.
[4] Victor Hugo, La Légende des siècles[VI : Après les dieux, les rois. I. De Mesa a Attila. Les Trois Cents : L’Asie. Vers 10.]