[...] aide à la vision, en strié,
sur des sondes lunaires
à rétrodiffusion. En grand : en petit.





C’est un titre chapardé au poète de langue allemande Paul Celan (1920-1970).
Un titre emprunté, tout du moins.
Impossible de résister : au détour d’une page, un fragment – pour Joan Ayrton et Benjamin L. Aman, évidemment.

Ce sont quelques vers mal photographiés, envoyés par SMS aux deux intéressé-es.
Quelques vers qui disent beaucoup. De leurs pratiques respectives. De ce qui les réunit.

Entre décembre 1967 et octobre 1968, Paul Celan, auteur, entre autres, de Pavot et mémoire (1952), De Seuil en seuil (1955), La Rose de personne (1963) ou encore Renverse du souffle (1967), écrit soixante-dix poèmes où, dans la « contre-langue » qui est la sienne [1], sourdent les révoltes de son époque.

Partie de neige [2]. Le recueil sera publié en 1971, de manière posthume.

Ici, comme souvent chez Celan, ça résiste. Tout résiste : la langue, et l’être – les êtres – aussi.
Au-delà des évidentes résonances formelles et processuelles, voilà peut-être ce qui m’émeut le plus dans le travail de Joan Ayrton et Benjamin L. Aman : quelque chose d’une attitude où les formes expriment cette résistance.

Une manière de penser le réel par le sol. Au sens métaphorique, mais pas que.
Une manière de construire des objets de pensée, mettre au jour les strates de la matière, créer des percées vers d’autres espaces. De faire vibrer les intervalles, créer ce très léger mouvement d’aspiration – la bascule du souffle, l’oscillation ténue d’un état à un autre, tout en micro-tonalités chromatiques, musicales, existentielles.

Et pour ce faire : « creuser la gamme de l’intérieur ».
Une expression de Benjamin L. Aman que Joan Ayrton aurait pu formuler. Que l’on fit nôtre, d’ailleurs.

Le sentiment – la sensation même, palpable, tangible – du continuum de la matière.
Des allers-retours incessants : « En grand : en petit. » écrit Paul Celan.

C’est bien cela, une « aide à la vision, en strié ».
Comme l’on parle, parfois, de temps strié, en musique ?
Non. Un temps sillonné, siphonné même ; qui ne serait plus horizontal, mais vertical.
Qui s’écoule vers le haut autant que vers le bas... Non... Qui se répand en cercles concentriques.
Un temps où passé, présent et futur s’enroulent et dansent autour d’un axe, forent le sol, s’élèvent vers le ciel ; un temps dit imaginaire qui ne suit plus jamais la flèche du temps classique.

Je songe à ces deux images que les artistes ont trouvées, glanées au hasard de leurs recherches.
Deux images figurant dans l’exposition.

Il y a, d’abord, cette photographie tirée de l’ouvrage scientifique d’un ingénieur, Matthias Rennhard [3].
Une image documentant le percement du Gothard, célèbre tunnel ferroviaire suisse. Le plus long du monde.
Une image que Joan Ayrton a chapardée à son tour.
Elle se réapproprie le document [4] par le truchement de la citation : en marge de l’image, d’autres strates dessinées par la tranche du livre dont elle provient.

Il y a, ensuite, ce dessin issu du Manuscrit de Salzbourg représentant « La Musique des sphères » [5].
Ses cercles pareils à ceux de l’Enfer de Dante [5]. Quoique plus nombreux.
Une planète, les anneaux de Saturne, en écho à ceux de la photographie du tunnelier qui avait arrêtée Joan Ayrton. Un display, déjà, pour la musique de Benjamin L. Aman qui s’en affranchira néanmoins.

Deux disques aux sillons s’imprimant indéfiniment, circonscrivant l’expansion de l’univers dans « l’enclos du temps », pour reprendre le titre d’un autre recueil de poèmes de Paul Celan [6].

Paul Celan à nouveau, et les révoltes de notre temps.

Car il ne faudrait pas oublier l’ouvrier casqué posant devant l’immense empreinte digitale que la foreuse grave dans la roche, sur l’affiche de Joan Ayrton. Il est défi, labeur, échelle, il est geste, outil, matériau.
Il rappelle que la résistance est partout, en face, en nous.

Qu’il en résulte la bascule du souffle, l’apesanteur de ce qui ne cesse jamais.

« Vertigineusement je m’enfonçais en haut. » [7]


Marie Cantos, mars 2017


[1] Jean Bollack, L’Écrit : Une poétique dans l’œuvre de Celan, 2003.
[2] Paul Celan, Partie de neige, 1971 (ici trad. Jean-Pierre Lefebvre).
[3] Matthias Rennhard, Le Gothard à la pointe : du sentier muletier au tunnel de base du Saint-Gothard, 2016 (ici trad. Barbara Fontaine).
[4] Photographie © Alptransit Gothard AG.
[5] Musique des Sphères, dans le Manuscrit de Salzbourg, 820, BnF, Paris.
[6] Paul Celan, Enclos du temps, 1976 (ici trad. Martine Broda).
[7] Henri Michaux, Le Dépouillement par l’espace, 1966.