Tjeerd Alkema :
Dessins



Pour la publication accompagnant l’exposition personnelle de Tjeerd Alkema,
Dessins, du 5 au 20 septembre 2014, à la galerie AL/MA [Montpellier]




« Dessiner, c’est se concentrer sur une activité essentielle, et la crédibilité de l’énoncé repose entièrement entre vos mains. C’est l’espace conscient le plus direct dans lequel je travaille. Je peux observer ma progression du début à la fin, et parfois maintenir une concentration continue. […] C’est une des situations peu nombreuses où je peux comprendre la source de mon travail. »
Richard Serra [1]


« Je hais les carrés » écrivit un jour Tjeerd Alkema : « quatre lignes égales, deux horizontales, deux verticales, quatre angles de 90 degrés ». Sous sa plume, l’horizontalité devient « la position paresseuse de l’eau d’une mare aux canards par un jour silencieux », la verticalité, « la pluie qui tombe [2] ». Nous sommes en 1986 et cela fait quelques années déjà que l’artiste s’amuse à distordre l’ordonnancement géométrique du monde.
Un monde sacrément de biais : des trapèzes et des ellipses en lieu et place des surfaces carrées et rondes dont on était pourtant certains de s’être entouré [3]... Si Jan Dibbets opère des « corrections de perspective » afin de redresser ces dangereux penchants [4], Tjeerd Alkema s’attèle quant à lui à la réalisation d’anamorphoses en volume, rares voire inédites – quoique s’inscrivant dans une longue généalogie de réflexions et d’expérimentations architecturales [5]. Plus encore : il élabore de véritables paradoxes sculpturaux dont on peut, tout à la fois, affirmer et contester les propriétés. Par exemple : ses volumes ont un point de vue idéal, celui où l’on distingue un carré, ET n’ont pas de point de vue idéal : comment pourrait-on jouir du plaisir de trouver le carré sans avoir auparavant éprouvé tous les autres agencements de lignes ?
C’est là l’intérêt de la démarche, qui commence où s’arrête généralement celui de l’anamorphose. « L’anamorphose n’est pas l’aberration où la réalité est subjuguée par une vision de l’esprit. Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel [6]. » Or, le visiteur est invité à faire le tour dudit « subterfuge optique » et ne peut donc laisser quoi que ce soit « éclipser le réel ». L’anamorphose assigne habituellement un point de vue unique au visiteur ; un pas de côté et l’image éclate en une myriade de surfaces et / ou de lignes. Ici, les pas de côté déforment les volumes mais portent rarement atteinte à leur intégrité. Il arrive que ceux-ci se réduisent à quelques lignes, lorsqu’on les observe de tel ou tel endroit, mais ils reprennent toujours corps, de tel ou tel autre) [7]. Il est donc hautement recommandé de s’essayer aux pas de côté [8]. Car il ne s’agit pas (uniquement) de déterminer l’exact emplacement où se tenir mais bien de mettre en branle la machine à écarteler la forme. Quoi de plus jouissif que de devenir la manivelle qui, en tournant (autour de l’œuvre), transforme, par exemple, un cube de Necker en un improbable cube-ruban de Moebius puis en un espace-nœud-papillon digne d’un René Daniëls ? Mais, comme souvent avec les manivelles, aller en sens inverse s’avère difficile… Évidemment, le visiteur peut opérer tous les déplacements qu’il souhaite ; sa perception du volume-piège est cependant modifiée par la compréhension de sa forme globale. Les sculptures torves de Tjeerd Alkema révèlent ainsi les relations conflictuelles entre l’œil et le cerveau qui, le « subterfuge optique » découvert, ne parviennent plus à travailler de concert.
Elles mettent en scène une sorte de feuilletage du réel où le visiteur prend conscience de son incapacité à se représenter son environnement comme un continuum spatiotemporel et semble traverser une suite d’images créant l’illusion de la profondeur. On ne s’étonne guère d’apprendre que l’artiste a, un temps, troqué la sculpture contre la photographie et le film [9]. Il y a quelque chose d’éminemment cinématographique dans la production ainsi que la réception de ces œuvres. Où il est question de point de vue mais aussi, et surtout, de séquençage et de déplacement. On se souvient alors de ce travelling latéral, tourné en Super-8 dans Montpellier, littéralement découpé en tranches : seules les perspectives vers les rues perpendiculaires avaient été filmées, apparaissant comme des flashs, l’écran sombre des façades de la rue où progressait l’artiste ayant été coupé au tournage [10]. Une autre manière de dire l’incapacité à faire le point.

Qu’il soit logique, sémantique ou pragmatique, le paradoxe possède une valeur quasi heuristique : celle de souligner les incohérences d’un raisonnement ou d’une situation. L’anamorphose devient ainsi une « perspective dépravée » par « une démonstration logique de ses lois » [11] – une démonstration trop logique. Cette valeur heuristique du paradoxe (qui ne se limite pas à la seule anamorphose chez Tjeerd Alkema, a fortiori dans les séries de travaux récents) s’ajoute ici à la dimension spéculative du dessin. Dessiner, « c’est comme jouer aux échecs avec soi-même » : « on gagne et on perd en même temps [12] ».
Il est d’autant plus intéressant d’observer les dessins de l’artiste que celui-ci place au cœur de son travail l’interrogation sur la perception et la représentation des formes dans la troisième dimension. Et la quatrième, puisque l’œuvre s’appréhende dans la durée. Même les vues d’exposition prises depuis le point de l’œil surprennent par leur bizarrerie et continuent de surprendre ceux qui ont pu en faire l’expérience physique. Les perspectives allongées, raccourcies, légèrement voilées ou rectifiées, voire complètement recomposées s’insèrent mal dans l’espace photographié. Là où l’œil et le cerveau se trouvaient, dans l’espace réel, aiguillonnés par le corps, ils butent sur ces vues qui ne peuvent qu’évoquer des collages ou des photomontages. Merci Jan Dibbets, impossible de corriger la perspective !
Les dessins, en revanche, réarticulent entre elles les différentes dimensions. Paradoxalement, pourrait-on ajouter. En se confrontant à la planéité du papier, le sculpteur rend au visiteur la clef de l’énigme. Peut-être parce qu’il la forge aussi par cette opération. Certainement même... mais pas seulement. On est frappé par la qualité formelle de ces dessins où se lit en un regard l’enjeu d’une pièce ou d’une installation : les difficultés rencontrées, l’inscription dans l’espace, les déplacements du visiteur, etc. Et pourtant, nulle feuille noircie de schémas vectorisés, nul papier millimétré recouvert de calculs, nulle modélisation facettée façon cubisme analytique. Mais plutôt : des grands formats, des esquisses au pastel et à la craie grasse, de la couleur, une poldérisation de l’espace bidimensionnel par collage additionnel de bouts de papier. Quelques estompes pour cacher les erreurs de tracé, quelques fantômes de nombres et de traits gommés. Plus généralement, les perspectives en ont, de la perspective. Et les dimensions sont griffonnées avec moult largesses comme la note sur le papier d’emballage chez le boucher. De joyeuses scènes de crime où l’on tord le cou à l’orthogonalité, ainsi qu’à l’opticalité qui rôde toujours dans le coin – et vice versa. Il y a de la facétie là aussi, comme dans les textes et les réalisations de Tjeerd Alkema. Beaucoup de sérieux, et de la facétie.
Ne nous laissons donc pas abuser. Ces grands formats s’apparentent, pour le sculpteur, au tableau noir (d’où l’utilisation du pastel et de la craie grasse) ou, plus précisément, au paperboard. Ils sont projectifs voire prospectifs. Cette nouvelle exposition de dessins à la galerie AL/MA montre, en outre, des dessins de types et d’époques différentes. Le visiteur familier du travail de l’artiste reconnaîtra quelques-uns des dessins préparatoires de l’installation Casino à la Fondation Miró à Barcelone (1983) ou d’une sculpture réalisée à la Villa Médicis, à Rome. Les premiers se déchiffrent aisément quand les seconds rendent compte du processus de travail, chaque planche offrant une déformation différente, jusqu’au dessin synthétisant l’ensemble des directions auxquelles sera soumise la sculpture. On retrouve la même obstination, rigoureuse et éclairée, dans les dessins de recherche pour des projets encore jamais réalisés (le cylindre-spirale de 1985 ou la spirale-conque de 1988) et dans les dessins récents, de plus en plus analytiques, complexes, architectoniques. Tjeerd Alkema y met littéralement à plat ce que ses volumes nous incitent à penser : ce que vous voyez est ce que vous voyez et ce que vous voyez n’est pas ce que vous voyez.

Sur nombre de ces dessins, le point de fuite se trouve hors de la feuille. Rien que de très courant, certes. Un détail. Un détail des plus significatifs cependant, qui permet de résoudre les paradoxes [13] par différenciation des niveaux ou des registres : de langage, de représentation ou, encore, de dimension. Un détail, enfin, auquel l’artiste remédie parfois comme sur ce dessin préparatoire à une sculpture datant de 1988, intitulée U ou Arc de Triomphe (qui se trouve dans les collections du FNAC) : une partie des projections sortant du cadre de la feuille, un morceau de papier a été ajouté afin de permettre de poursuivre le schéma. Ce simple raccord en dit long sur le lien entre le dessin et le volume. Il ouvre le cadre et en casse l’orthogonalité, de la même manière que l’anamorphose. Et cette ouverture renvoie également à la mise en mouvement du visiteur. Le dessin n’est plus un simple dessin, il devient un espace.


Marie Cantos, juin 2014



[1] Richard Serra, « Propos sur le dessin. Entretien avec Lizzie Borden, 1977 », Écrits et entretiens : 1970-1989, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1990, p. 73.
[2] Tjeerd Alkema, « De l’émotion (Rome, septembre – Nîmes, décembre 1986) », reproduit in : Cat. expo. Tjeerd Alkema, Ivry-sur-Seine, Le Crédac, 1990, p. 9.
[3] « Tout est anamorphose » ironise Felice Varini : « Cette table, par exemple, je sais que c’est un rectangle, mais de la place où je suis, je ne sais même pas si je vois un trapèze… » (« Felice Varini : Sept droites, cinq triangles. Entretien avec Odile Dorkel », Area revues, no 6, « Leurres, anamorphoses et autres petits mensonges », décembre 2003, p. 150.)
[4] Série initiée des 1967.
[5] On pense notamment a Francesco Borromini que Richard Serra convoquait encore recemment en interview et, surtout, qui constitua une importante découverte pour Tjeerd Alkema lors de son séjour a Rome, à la Villa Medicis, en 1985 et 1986.
[6] Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus : les perspectives dépravées (2), Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1996, p. 7.
[7] En ce sens, les anamorphoses de Tjeerd Alkema se rapprochent davantage de l’anamorphose spéculaire des Ambassadeurs de Hans Holbein (1553) que des installations de Felice Varini.
[8] Tjeerd Alkema n’a-t-il pas plusieurs fois réitéré vouloir « faire marcher le spectateur » dans tous les sens du terme ?
[9] De 1970-1980 environ.
[10] Rues de Montpellier, 1975.
[11] J. Baltrušaitis, op. cit., p. 7.
[12] T. Alkema, « Aquarelle du dimanche (dimanche 12 décembre 1982) », reproduit in : cat. expo. Tjeerd Alkema, op. cit., p. 5.