Joan Ayrton :
Slow Melody Time Old



Pour l’exposition personnelle de Joan Ayrton, Slow Melody Time Old,
du 02 septembre au 07 octobre 2017, à la galerie Florence Loewey [Paris]




« Ce phénomène peut être comparé à un “transfert” de l’artiste au spectateur
sous la forme d’une osmose esthétique qui a lieu à travers la matière inerte : couleur, piano, marbre, etc »
Marcel Duchamp, Le Processus créatif [1]


Sur les vitrines, des filtres gris. Un gris sombre, déroulant sa couleur-pellicule en cinérama, et dont l’ambré se fait vert profond à l’intérieur de la galerie Florence Loewy. C’est la magie du gris, qui ne ressortit pourtant pas du neutre…

Comment ne pas y songer, cependant ? Le gris neutre, qui permet l’étalonnage des couleurs en photographie, la répartition uniforme de l’encre en imprimerie – ce gris dont la perception varie selon son voisinage. Le gris de l’accord, des accords.

Le gris devenant cette « suspension des données conflictuelles du discours », pour citer l’argumentaire du célèbre cours de Roland Barthes sur le Neutre, au Collège de France [2]. Mieux : le gris devenant cette « inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens ».

L’étrange gris sapin plonge l’espace d’exposition dans une pénombre propice à la diffusion du film Searching for an A – une histoire d’accord, d’instrument et de tempérance, précisément. Installé dans le grand salon de la Villa Savoye, à Poissy, un quatuor de musique baroque [3] joue un morceau composé, via le montage audiovisuel, par l’artiste Joan Ayrton elle-même. Un morceau que les mélomanes connaissent bien, et qui, à l’orée de chaque concert, génère ce léger pincement plein de promesses. L’accordage. Des sons, puis des notes. Et d’autres sons. Une mélodie qui ne s’écrira pas – dont les regardeurs (auditeurs) et regardeuses (auditrices) ne connaîtront en tout cas pas les anfractuosités. Les quatre musicien-nes s’accordent, indéfiniment ; indéfiniment, leurs instruments, dont les cordes sont en boyaux, se désaccordent. Le pincement, familier, à la fois joyeux et inquiet, se prolonge, lui aussi, indéfiniment. Les promesses restent suspendues au fil des longs écrans noirs, des travellings déroulant l’architecture de Le Corbusier, des plans sur les regards absorbés, les mains qui cherchent le la.

Une chorégraphie aux gestes liminaires et aux images rares s’écrit progressivement. Elle dit la quête, incertaine, d’une entente ; les tentatives, nombreuses, pour tenter de corriger, patiemment, les aberrations naturelles – acoustiques en l’occurrence. Mais pas seulement. Toutes nos aberrations. Pour tenter de maintenir quelques instruments bien tempérésdans les relations sociales. Joan Ayrton raconte d’ailleurs que ce film est né en 2013, lors d’un voyage d’étude qui la mena, entre autres, à Tijuana, tristement connue pour ses maquilladoras [4]. Elle y rencontre Mago, une militante syndicaliste, dans un centre commercial fermé, désert  ; là, à des milliers de kilomètres de chez elle, l’artiste entend soudain « ces quelques notes reconnaissables entre toutes, les quintes d’un violon qu’on accorde au diapason ». C’est le choc, propre à tout télescopage de réalités que l’on croyait éloignées : « Ce sont deux voix qui ce jour-là portèrent l’idée d’universalité, celle de Mago à travers son histoire et sa lutte contre l’injustice sociale, celle de la mystérieuse musicienne, penchée sur son violon, à la recherche du la. » [5]

Or, pour se mettre au diapason, il faut bien établir une norme : une fréquence pour le la (dont Joan Ayrton rappelle histoire dans le texte précédemment cité), un étalon pour l’architecture (le Modulor de Le Corbusier n’étant qu’un exemple). Tout est question de mesure, une fois de plus. Celle des efforts, profondément humains, mis en scène ici ; rien de l’hybris – du labeur et de l’humilité. Celle de leur décor : une maison pensée pour l’usage mais que les visiteurs et visiteuses du site savent avoir pâti du temps, ainsi que nombre de réalisations de l’illustre Charles-Edouard Jeanneret-Gris. Où l’utopie universaliste apparaîtrait presque comme un fonctionnalisme vétuste…

Pour autant, de mesure, il ne paraît paradoxalement plus y avoir dans Searching for an A. Tout n’y est que circularité. La caméra fait littéralement le tour du propriétaire, aux prises avec cette partition architecturale dont le ruban des fenêtres s’étire à trois cent soixante degrés : d’infinies portées en boucle, à l’instar du film lui-même. L’universalisme ne suffisant plus, le cosmogonique prend la relève. Quelque chose échappe, en effet. Serait-ce le « comma pythagoricien », cette aberration naturelle et mathématique que Joan Ayrton définit comme « un peu de vide en trop, un petit surplus d’espace (infra-mince) que le musicien-ne doit répartir de façon relativement égale entre les notes de la gamme » [6] ? La dilatation extrême des durées et l’incessante reprise de l’exercice arrachent le regard (et l’écoute) à sa condition. Une plongée s’opère dans cet infra mince que pointe l’artiste : zoom massif dans ce reliquat d’espace-temps qui, ce faisant, devient à son tour infiniment vaste et fourmillant de toutes les durées que l’œil seul ne perçoit pas.

Car la loupe à laquelle Joan Ayrton soumet la matière ne révèle pas seulement sa composition physique, elle rend visible les changements d’état les plus lents et imperceptibles. L’inerte s’ébroue, s’anime – il coule, trace des sillons, change de direction, s’enroule sur lui-même, parfois. On assiste, en direct, à un événement géologique. J’entends craquer doucement, goutter, puis ruisseler. Ainsi de Flow, produite pour l’exposition. Cette impression sur papier s’inscrit dans la continuité des recherches de l’artiste qui redéploie à travers la photographie en noir et blanc de petites (toutes petites : 9 x 12 cm pour la plupart) peintures à la laque glycérophtalique sur métal. Des peintures-matrices qui contiennent l’univers en réduit, des supports aux rêveries les plus poétiques et improbables, à la Roger Caillois. « Le possible impliquant le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’infra mince. » [7] Nous y revoilà. Le passage : celui de la couleur qui se fraye un chemin dans un mouvement fluide qui rappelle les techniques ancestrales de marbrures du papier, qu’elles soient italiennes, islandaises ou japonaises. Sur cette image, plus que de coutume encore dans le travail de Joan Ayrton, on discerne un dépôt affleurant la surface, une eau qui se charge – mais de quoi ? Pigment, minéral ? Je l’entends toujours, cet inerte, immémorial, qui bruisse : « couleur, piano, marbre, etc. » [8]

« Il se peut que ce soit une pièce sonore avec des images. » me confia Joan Ayrton, lors d’une visite à l’atelier, à propos du film Searching for an A. Et je ne peux m’empêcher de songer que la chose musicale – ou tout du moins sonore – imprègne toutes ses œuvres. Le « rythme incréé dans l’univers » [9]. Flow rend la matière à ses « attracteurs », ces figures géométriques modélisant le chaos : où les bouleversements internes s’organisent peu à peu, dans un mouvement à rebours, quelque part, de la tension harmonique cherchant à réparer les aberrations naturelles et mathématiques.

Slow Melody Time Old, petite édition également produite pour l’exposition (et qui lui donne son titre) procède d’une même musique silencieuse faisant sonner les espaces entre – entre les états, les strates, les gammes, les êtres. Je réalise qu’elle s’imprime aussi en noir et blanc ; je suis étonnée, mais me rappelle que je corrige souvent (immanquablement, devrais-je avouer) la colorimétrie des œuvres de Joan Ayrton, lorsque j’y repense, après-coup : les œuvres en noir et blanc passent en couleurs dans mes remémorations, et inversement. Répare-je les aberrations ? Ou bien serais-je, au sortir d’un songe, ne sachant plus dans quelle chromie celui-ci s’est joué ? De gris neutres se teintant selon le voisinage, certainement. Ou se voilant, comme Flow, d’une pellicule de vert-de-gris – une corrosion de l’image qui n’en est pas réellement une, évidemment.

Slow Melody Time Old ressortit de la rêverie mélancolique – une ballade hors du temps, à travers quelques clichés pris au musée archéologique d’Athènes. Le regard, bien sûr. Qui traîne, vague et précis à la fois. Comme l’attention, en réalité. On le saisit, ailleurs, déjà, s’accrochant aux abords arborés d’un exotisme suranné, puis, s’attardant sur une marche, une jonction entre différentes qualités de sols, la terre, la pierre, des mouvements dont la fluidité minérale – bien que figée – renvoie à Flow. Il s’attarde sur des détails architecturaux, et sur les socles en marbre qui, ainsi photographiés, redeviennent, potentiellement, des papiers trouvés au cours d’un autre voyage de l’artiste, de petites peintures à la laque glycérophtalique sur métal, d’autres marbrures d’autres lieux, d’autres époques. Ces socles apparaissent comme autant de stèles, quoique les images n’en gardent que le recueillement, et la fragilité des corps, partout présente, étonnamment, dans cette édition comme dans le film projeté.

Le regard enveloppe les sculptures aux attitudes intemporelles – de manière troublante, émouvante : une jeune fille frissonnante, un vêtement comme un slip de bain. Il cadre les cartels muséographiques, les objets exposés dans les vitrines. Des figurines en forme de violons. Searching for an A résonne autour de moi, dans la galerie Florence Loewy, mais peut-être encore à Athènes. Il résonne de nombreuses références à l’histoire de l’art, et en particulier à l’art moderne où violons et consorts furent un motif récurrent (l’instrument et les musicien-nes étant présent-es dans toute l’iconographie depuis des siècles et des siècles). Sans oublier la main – autre persistance iconographique, et non des moindres, dans la peinture occidentale notamment. La main qui joue, qui donne : qui donne des objets autant qu’elle donne forme(s). Qu’échange le couple du bas-relief se découpant sur fond noir ? Un regard, du pain, de l’attention ?

C’est une sorte de chanson de gestes. Une musique de gestes et d’espaces en trop, en moins. De mouvements qui réparent les aberrations et en créent de nouvelles. Du labeur des humains, du labeur des roches, des sédiments, des écoulements.

C’est une sorte de chanson de gestes où se disent la petite et la grande histoire. Pas celle de nos vies intriquées dans le cours des choses, pas seulement ; celle de la matière « En grand : en petit. » [10] confrontant l’échelle du corps aux temps géologiques, celle de ce sol athénien sur lequel s’est édifié le musée où s’exposent des objets trouvés-là, au même endroit. Un vertige, face à la boucle, aux cycles.

Une histoire de mesure et de démesure. Battre la démesure.


Marie Cantos, août 2017



[1] Marcel Duchamp, Le Processus créatif (1957), L’Échoppe, coll. Envois, Paris, 1987, n. p.
[2] Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Seuil / Imec, coll. Traces écrites, Paris, 2002.
[3] Il s’agit de l’ensemble Pygmalion.
[4] Joan Ayrton, « Searching for an A », dans Cahiers du post-diplôme Document et art contemporain, n° 6, octobre 2016, p. 14-21.
[5] Id., p. 15.
[6] Id., p. 18.
[7] Marcel Duchamp, « Infra mince (1-46) » dans Notes (1980), Flammarion, coll. Champs Arts, Paris, 2008, p. 21.
[8] M. Duchamp, Le Processus créatif, ibid., n. p.
[9] Alphonse de Lamartine, « Première préface » dans Les Méditations poétiques dans Œuvres, Édition des Souscripteurs. Bd. 1 : Méditations poétiques avec commentaires. Paris : Firmin Didot 1849, S. 1-26.
[10] Paul Célan, Partie de neige (1971), traduction de l’allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, Paris, 2007, p. 89.