Benjamin L. Aman :
Retour dans la nuit



Pour l’exposition personnelle de Benjamin L. Aman, Ordine prior,
du 12 juin au 30 juillet 2015, à la galerie PapelArt [Paris]




« J’aime les commencements, je suis émerveillé par les commencements », écrivait en 1972 l’architecte américain Louis Kahn (1901-1974). « Je pense que c’est le commencement qui confirme la suite. Si ce n’était pas le cas, rien ne pourrait être ni ne serait. [...] Dans ma propre quête des commencements, une pensée m’est revenue – suscitée par de nombreuses influences – à savoir que la matière est de la lumière dépensée » [1].


Nulles architectures dans les œuvres de Benjamin L. Aman. Nulles architectures que celles, invisibles, de la pensée ou du continuum de la matière, celles qui organisent secrètement l’ordre du monde, qui recueillent les images-souvenirs de déambulations mentales, qui construisent des structures suspendues d’où contempler le vide. Nulles architectures que celles-là dans les œuvres de Benjamin L.Aman, et l’évidence, pourtant, que les « commencements » évoqués par Louis Kahn ressemblent peut-être à ceux que recherche l’artiste. À travers l’exposition Ordine prior, ce dernier nous emmène dans un « voyage immobile » au cœur de l’impossible présent. Le titre de l’exposition est emprunté à Arthur Schopenhauer (1788-1860). Dans son ouvrage Le Monde comme volonté et comme représentation (paru pour la première fois en 1819 avant de reparaître dans sa version augmentée en 1844), le philosophe allemand pose une séparation entre un ordine prior (le monde comme volonté) et un ordine posterior (le monde comme représentation), l’homme ne pouvant accéder à la connaissance du monde comme volonté étant empêché par ses représentations. Certes, Benjamin L. Aman reprend l’expression latine ordine prior qui désigne, littéralement, ce qui précède, spatialement et / ou temporellement – un monde antérieur. Il ne s’agit cependant pas de verser dans l’idéalisme, loin s’en faut. L’artiste s’intéresse aux deux ordres parce qu’ils constituent les marges d’un troisième innommé (innommable, au sens propre ?) : celui de l’expérience. Où la sensation peine à se rendre intelligible, où l’instant présent n’est que tiraillements entre passé et futur, tiraillements eux-mêmes aspirés par l’espace-temps. Où tout ne serait que flux, tout s’y dissoudrait et serait indissoluble à la fois.

Dans l’exposition à PapelArt, un ensemble d’œuvres récentes ainsi qu’un objet plus ancien : Blind (2012) donne le ton avant même que le visiteur n’ait pénétré la galerie. Accroché dans la vitrine, ce store est-allemand poursuit à Paris la lente décoloration par le soleil entamée dans l’atelier que l’artiste occupait auparavant à Berlin. La découpe de la fenêtre qu’il protégeait aura fini par s’y imprimer – s’y impressionner pourrait-on dire. On la distingue, redoublant encore une fois cette fenêtre aveugle (qui redouble elle-même la vitrine). Comme une préfiguration des dessins de la série A Silent Flow dont une séquence sera également montrée : une image-seuil, entre apparition et disparition. Un commencement ? Une brûlure à l’intérieur des paupières, yeux mi-clos face à la lumière éblouissante. Des persiennes aussi : les lattes du store actionnent l’écoulement de l’intérieur vers l’extérieur et inversement, déroulent une surface qui tient autant de l’occultation que de la projection, ouvrent l’obturateur, le referment. Ne serait-ce que par son titre, Blind (« aveugle » en anglais) prend acte de notre ignorance, de notreincapacité à voir les choses. À moins, au contraire, qu’il devienne une invite à accéder à une autre connaissance : celle des « regards interdits » [2], celle de l’œil tranché du film Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel par lequel le basculement dans l’autre réalité peut s’effectuer.

À l’intérieur de la galerie, quelques tentatives pour capter ces fulgurances vagues qui s’évanouissent aussi rapidement qu’elles se sont formées mais qui continuent de promener leur sillage émanent longtemps après – rêves, visions, impressions, sensations, etc. Les dessins et les objets de Benjamin L. Aman s’apparentent à des répliques impossibles de phénomènes fugaces, figées, pétrifiées par le recours à l’objet ou l’image. Quoique vibrantes comme ses fusains des séries Unlimited Flowing Occurrences dont les noirs profonds se densifient de trames sous-jacentes colorées et A Silent Flow [Présence d’une présence] où des ombres se fixent sur les écrans de salles obscures. Entre persistances rétiniennes et arrêts sur image d’un flot de conscience : des « présences flottantes illimitées » (pour reprendre le titre anglais) dont l’épaisseur devient presque inquiétante avec « présence d’une présence ». Toute vertigineuse qu’elle soit, la circularité de cette « présence d’une présence » ne doit pas seulement s’appréhender comme la seule évidence de ladite présence, comme débordement innommé (innommable, encore ?). Elle peut également s’envisager comme l’expression d’une co-émergence constante du phénomène et de sa perception, des objets et des sujets, dont les rôles pourraient donc s’inverser. Elle me renvoie, pour ma part, à une autre circularité : celle de la nuit de la nuit, « l’autre nuit » qu’évoque Maurice Blanchot dans son texte de 1953, « Le Dehors, la nuit ». Cette nuit où, « quand tout a disparu [...] “tout a disparu” apparaît » [3].

Du même auteur : « Le rêve touche à la région où règne la pure ressemblance. Tout y est semblant, chaque figure en est une autre, est semblable à l’autre et encore à une autre, celle-ci à une autre. On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n’y en a pas : le rêve est le semblable qui renvoie éternellement au semblable » [4]. Et telles se donnent précisément ces autres présences silencieuses que sont les Tables de nuit. Ces étagères ou petits meubles en papier et carton imposent leur énigmatique mutisme. Leurs surfaces parfaitement vierges s’offrent à tous les possibles mais apparaissent également comme retournées sur elles-mêmes. Cet envers des choses, lieu de divagations, devient un seuil vers un autre monde (celui du sommeil donc du rêve, mais pas que). Il se fait vigie, présence concomitante aux différents ordres, passeur. La Masse manquante oppose la même impression mêlée de reconnaissance et de radicale étrangeté. Elle découpe, mutatis mutandis, des objets qui rappellent ceux des Tables de nuit. Des objets qui sont leur propre image – leur propre réflexion et leur propre ombre, à la fois. Littéralement puisque Benjamin L. Aman a procédé, pour réaliser ce grand format, en utilisant, non pas uniquement des caches (comme il peut le faire régulièrement), mais également les ombres produites par ces caches sur la feuille de papier. Chaque passage de noir, « au noir » si je puis dire, venant peser davantage sur les zones ombrées. On peut discerner, dans ce dessin au fusain et au noir de fumée, des formes rectangulaires qui agissent et réagissent tour à tour différemment : elles sont ces objets en carton que l’artiste place sur ces étagères, elles sont des paysages urbains nocturnes, elles sont densité et vides en un même mouvement : parce qu’il s’attache précisément à « l’objet de l’ombre et non l’ombre des objets » [5].

Dans ses dessins, sculptures, installations et créations sonores, se faisant mutuellement écho et témoignant d’une approche quasi synesthésique, Benjamin L. Aman semble jouer à amplifier nos perceptions pour esquisser la discordante béance dans laquelle elles nous plongent. Une béance qui renvoie aux états transitoires, aux vacances de l’être. Quelque chose d’une « cécité de l’ouïe » et d’une « surdité de la vue » pour reprendre les termes de l’artiste. L’épaisseur de l’obscurité, le bruit de son silence habité, par exemple. « Dans ma propre quête des commencements, une pensée m’est revenue – suscitée par de nombreuses influences – à savoir que la matière est de la lumière dépensée. » Retour dans la nuit.


Marie Cantos, juin 2015



[1] Louis Kahn, « J’aime les commencements » (1972) dans Silence et lumière, Paris, Les Editions du Linteau, 1996, p. 263.
[2] Cf. Max Milner, On est prié de fermer les yeux. Le Regard interdit, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1991.
[3] Maurice Blanchot, Le Dehors, la nuit, dans L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio-Essai, 1988, p. 213-214.
[4] M. Blanchot, Le Sommeil, la nuit, Id., p. 362.
[5] Benjamin L. Aman.