Nicolas Brasseur :
Prendre une image, donner une image.



Pour la publication Re-photographier des images d’archives. Atelier Photographique au Centre pénitentiaire sud francilien de Réau., édité par le Cpif [Pontault-Combault], 2014




La bonne image

Peut-être faudrait-il commencer par là : un travail d’étudiant refusé. Des maisons de retraite, des portraits de pensionnaires, un protocole de prise de vue strict. Des photographies frontales, coupées en deux horizontalement par la composition (une table occupe toujours le premier plan et se prolonge étrangement jusqu’au milieu de l’image) et verticalement, par la lumière naturelle provenant invariablement du même côté, accentuant d’un léger clair-obscur le modelé des visages. Certes, ces portraits instauraient une distance entre le spectateur et le sujet, mais ce dernier en acquerrait une noblesse hiératique. À moins que l’œil de l’historien de l’art ne distingue même plus ce que les directeurs des établissements concernés soulignèrent tous immédiatement ? L’âpreté des clichés n’aurait su donner l’image souhaitée...
Il semblerait que Nicolas Brasseur ait très vite compris que l’enjeu de sa pratique photographique se jouerait, peut-être, quelque part entre l’image prise et celle que l’on souhaite donner. On ne s’étonne guère alors de constater que l’institution (école, hôpital, centre de formation, prison, etc.) reste le terrain d’investigation privilégié de l’artiste. On serait presque tenté de qualifier sa photographie de sociologique, en souvenir de la définition qu’Emile Durkheim donnait de sa discipline, en 1901, dans la seconde préface aux Règles de la méthode sociologique : « la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement [1]. » Car les photographies de Nicolas Brasseur mettent au jour les représentations sociales et leurs fabriques au sein des institutions – des institutions qui établissent des rôles, en assurent l’apprentissage, bon gré, mal gré, veillent parfois même, diraient les mauvaises langues, à ce que ceux-ci restent assignés aux mêmes individus, tout au long de leur existence. L’institution ne porte-t-elle pas, dans l’étymologie même du terme (in + statuo = dans + établir, mettre en place), l’idée de tout mettre en œuvre pour maintenir à l’intérieur de ?


Les gestes des autres

Évidemment, la réalité est plus complexe. Et les photographies de Nicolas Brasseur ne le sont pas moins. Attentif aux gestes, aux positions, l’artiste saisit des situations qui, par le truchement de la composition, deviennent archétypales. Une grammaire du langage du corps social, dans tous les sens de l’expression. Pour ce faire, il travaille en immersion, ou tout du moins en résidence, et accompagne longuement ses sujets, sans pour autant renseigner ses photographies par quelque mention relative au contexte de prise de vue. Il peut ainsi se saisir de scènes-clefs qu’il va figer, accentuer, recadrer. Une infirmière pose sa main sur le front d’une élève, des étudiants reproduisent des procédures de diagnostique ou de traitement en école d’ostéopathie ou de mécanique. Peu importe, finalement, l’institution précise. Ce qui frappe, ce sont les pantomimes qui se jouent. Même effectués réellement (et non pas seulement pour le photographe), les gestes semblent ne pas appartenir à ceux qui les font. Ce sont les gestes des autres, les gestes que l’on finit néanmoins pas faire siens, ou tout du moins par singer, comme un langage qu’on ânonnerait corporellement.
Les photographies prises sur le vif semblent posées ; celles qui sont « aidées » apparaissent spontanées. On pense à cette image de deux hommes s’entretenant de dos, dans une zone périurbaine, à proximité d’un chemin tracé au sol par les passages répétés. Une scène anodine, deux figurants « castés » non loin par l’artiste. On les imagine Roms, et l’on note la route, la haie comme frontière, la marge territoriale comme décor. Parce qu’il travaille beaucoup à la chambre, Nicolas Brasseur peut naviguer librement entre ces grands clichés de la photographie : le « pris sur le vif » et le « fait pour la photo ». La chambre lui assigne en effet un positionnement net sans lequel le sujet ne peut faire, avec lequel le sujet doit même faire – lui rendant son rôle actif, son rôle de « modèle ».
La notion de « modèle » est essentielle dans le travail de l’artiste. Elle renvoie aux sujets photographiés bien sûr mais également aux modèles sociaux, ceux que l’on prend, ceux dont on essaie de s’affranchir, ceux qui nous sont imposés par l’institution. En travaillant l’archétype au cœur d’une démarche qui emprunte ses codes au documentaire, Nicolas Brasseur crée des « photographies modèles » pour reprendre sa propre expression. Il mène d’ailleurs actuellement une vaste entreprise rendue possible par une résidence au Musée de la Danse – Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne : produire la notice numéro 220 du livre Œuvres [2] de l’artiste Édouard Levé, un recueil de cinq cents descriptions d’œuvres non réalisées, cinq cents modes d’emploi à suivre pour créer une œuvre. Il photographie donc les « 4200 postures possibles du corps » selon un protocole de prise de vue strict, là encore. Une histoire de conceptualisme, de notations chorégraphiques, de directives suivies, d’ordres exécutés, de corps contraints, de gestes reproduits, de rôles joués, etc. Une histoire de « photographies modèles ».


Circulez, y’a rien à voir

Évidemment, lorsqu’il accepte, à l’invitation du Centre photographique d’Île-de-France (Pontault-Combault), d’intervenir en milieu carcéral, auprès de détenus, dans le cadre d’ateliers photographiques, Nicolas Brasseur sait d’ores et déjà qu’il devra composer avec les difficultés inhérentes au droit à l’image en institution. Il connaît l’armada d’autorisations nécessaires, se souvient des visages jamais montrés, des lieux scrupuleusement vidés, des images soigneusement sélectionnées. Le travail à Réau, en Seine-et-Marne, ne déroge pas à la règle. Dès lors, une question se pose pour lui : quelle image peut-on produire en 2014 en milieu carcéral ?
Prenant acte des différentes contraintes imposées par ce contexte particulier, il procède, dans un premier temps, à une collecte de photographies d’archive au sein de trois fonds documentaires : celui de l’École Nationale de l’Administration Pénitentiaire, celui du Musée de la Préfecture de Police du 5e arrondissement de Paris et celui du Ministère de la Justice [3]. Il peut ainsi amener aux détenus ces images, parfois très anciennes, en noir et blanc, parfois récentes, en couleur, d’autres Centres Pénitentiaires, d’autres quotidiens de détenus. Des images de l’intérieur des prisons, rapportées de l’extérieur néanmoins, en vue d’un travail à nouveau à l’intérieur : un jeu de rebonds où le prochain renverra métaphoriquement à l’extérieur.
Dans la pièce dévolue à l’atelier photographique – murs gris, éclairage aux fluos – Nicolas Brasseur et les deux groupes de détenus volontaires, s’ingénient à mettre en abîme la condition carcérale. Il faut admettre qu’on ne peut ignorer le parallèle qui s’établit aisément entre la cellule et la chambre photographique. Même stase spatio-temporelle. Même clôture d’une portion de réel. Même omniprésence du hors-champ. Et puis, il y a le cadre de la fenêtre – une fenêtre-aveugle, presque. Au cours des discussions préliminaires, devant le matériel iconographique apporté par Nicolas Brasseur, un des détenus fait remarquer que cette fenêtre est partiellement occultée par une triple trame croisée qui, selon le point de vue où l’on se place, peut obstruer tout ou partie de la vision. « On n’y voit rien [4]. » Quelle image peut-on produire en 2014 en milieu carcéral ? Une non-image. Les détenus peuvent dès lors s’emparer de la dimension spéculative de la photographie.


C’est vrai, on n’y voit rien
 
Chacun choisit les photographies d’archives avec lesquelles il souhaite travailler. Celles-ci seront truquées manuellement : recadrage par système de caches, recouvrement par feuilles de papier calque, rapprochements d’images par collage ou montage. L’image originelle est considérablement modifiée, voire altérée. Elle présente une perte d’information visuelle comparable à celle des fenêtres grillagées de ce Centre Pénitentiaire. Elle incarne aussi, mutatis mutandis, le retrait d’un système de reproduction servile (des codes, des gestes, etc.), la mise en œuvre d’une non-reproduction.
La photographie d’une détenue au jardin, une religieuse à ses côtés, à la Maison Centrale de Haguenau, devient, après recadrage et apposition de voiles de calque, un inquiétant portrait de la none dont le buste émerge du brouillard, le regard devenant plus intense. Celle d’un parloir à la Maison Centrale de Melun prend des allures de film de genre : elle est re-photographiée à chambre, dans l’obscurité, un pinceau lumineux passé durant le long temps de pose (dix secondes environ) en rehaussant une partie. Sous ce coup de projecteur intrusif, la scène se resserre sur les deux interlocuteurs, comme si l’on surprenait une conversation nocturne, l’attention se porte sur le chapeau, démesurément. Tout aussi cinématographique : la photographie d’un couloir de détention que le même pinceau lumineux transforme en écran sur lequel semble projetée cette image de couloir. Aux limites de l’abstraction : la vue en couleur (datant des années 2000) de la Nef de la détention du Centre Pénitentiaire de Liancourt inversée, voilée, renversée – une distorsion de l’image obtenue en modifiant l’inclinaison des plaques à l’intérieure de la chambre photographique. D’autres interventions recréent un continuum entre des images de détenus travaillant sur des chaînes, à la Maison Centrale de Melun au début du XXe siècle et à celle de Saint-Martin de Ré au début du XXIe siècle [5].
« La visibilité est un piège » écrivait Michel Foucault, au sujet du panoptisme, dans son célèbre ouvrage Surveiller et punir [6]. Dans une société obsédée par la transparence, dans un contexte où l’individu est temporairement dépouillé de sa singularité, Nicolas Brasseur et les détenus du Centre Pénitentiaire de Réau s’amusent à piéger le regard et, avec lui, la visibilité. Ils semblent prendre le devenir opaque de leurs fenêtres à son propre jeu et revendiquent la question de la non-visibilité. Les photographies d’archives les plus inoffensives (elles sont passées au crible de la vérification institutionnelle !) instillent désormais un doute. Ou comment se glisser dans l’interstice entre la censure et l’édification.


Marie Cantos, juin 2014



[1] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, Coll. « Quadrige Grands textes », 2007, § 1, p. xx. Et il précisait immédiatement avant qu’on pouvait « appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité. »
[2] Edouard Levé, Œuvres, Paris, P. O. L., 2002, p. 95. La notice 220 énonce : « Un livre de 480 pages, dont 467 comportent chacune neuf illustrations couleur, dresse un inventaire photographique de 4200 postures possibles du corps. Le modèle est nu devant un fond gris. Chaque posture est une combinaison ABCDE dont les lettres sont choisies parmi les listes suivantes [suit ladite liste qui ne sera pas reproduite ici]. A1B1C1D1E1 : le modèle est debout, droit, de face, la tête dans l’axe du buste, les yeux regardent vers l’avant. A4B4C3D1E2 : le modèle est accroupi, penché à droite, de profil droit, tête dans l’axe du buste, les yeux regardent vers le bas. »
[3] On retrouve dans cette proposition un certain rapport au document et à l’archive que Nicolas Brasseur avait déjà expérimenté en 2012 pour son exposition personnelle au Centre de Création Contemporaine 2angles, dans le cadre des Transitives no 5, où son accrochage confrontait ses photographies d’élèves du Lycée Jean-Guehenno de Flers a des clichés en noir et blanc de séances de gymnastique à l’école, extrêmement posés, composés.
[4] Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions (2000), Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, no 417, 2003.
[5] Des images troublantes où le masquage des visages par mosaïques ou rectangles floutes tel qu’on le pratique a l’heure actuelle est mis en parallèle avec la très étonnante technique utilisée au siècle dernier ou l’on maquillait les détenus après-coup, sur les négatifs, les affublant de moustaches ou de cernes noirs !
[6] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1993, p. 234.