Arnaud Vasseux :
Poisson cathédrale
Pour l’exposition personnelle d’Arnaud Vasseux, Poisson cathédrale,
du 12 septembre au 8 novembre 2020, aux Instants Chavirés [Montreuil]
[Texte #1,
sur feuille volante,
à l’entrée de l’exposition.]
Qui sait à qui l’on écrit, pour qui, et, surtout, quand sera lu un texte ?
Pour vous, la visite de l’exposition personnelle d’Arnaud Vasseux débutera peut-être
avec ces mots, à l’entrée
de l’ancienne Brasserie Bouchoule
.
À moins qu’elle n’ait débuté, toujours avec ces mots, avant même que
l’artiste ne soit arrivé à Montreuil pour le
« montage », comme l’on dit dans notre jargon professionnel...
En réalité, elle avait peut-être même déjà débuté, il y a quelques semaines déjà, avec un
titre attrapé au vol, à la lecture d’une newsletter des Instants Chavirés, d’une invitation
électronique.
Oui, c’est peut-être cela, l’entrée dans l’exposition, son titre : Poisson cathédrale. Un
drôle de titre, n’est-ce pas ? J’avoue partager cela avec Arnaud, le goût des titres. Ce
n’est pas le cas de tou·te·s les artistes et/ou commissaires. Apparemment, il n’y a pas
que le goût des titres que nous partageons, lui et moi. Il y a aussi des lectures. Celles de
Claude Simon notamment. Ses romans et, en l’occurrence, également le peu d’écrits
critiques ou théoriques dont on peut le créditer : des retranscriptions de conférences
célèbres qui témoignent de l’humilité de celui qui recut pourtant le Nobel de Littérature
en 1985.
Le «poisson cathédrale» par lequel vous entrerez peut-être dans l’exposition personnelle d’Arnaud Vasseux aux Instants Chavirés, des semaines avant qu’elle n’ait lieu, ou
même longtemps après qu’elle a été démontée (car il y a aussi ces visites qui ne se
feront qu’à travers quelques vues d’exposition, des années plus tard— qui sait à qui
l’on écrit, pour qui, et quand sera lu un texte, écrivais-je plus tôt...), bref, ce « poisson
cathédrale », il donne aussi son titre à l’une des célèbres Quatre conférences de Claude
Simon, réunies aux Éditions de Minuit1. Quatre conférences où, auscultant l’oeuvre de
ses maîtres, l’écrivain rejoue les tours et détours – jusqu’à l’étourdissement – propre à
sa prose, les obsessions, les va-et-vient du détail au grand angle et réciproquement,
pour revenir à ce même détail, dessus, autour, peut-être pas le même, mais si, à ça
près le même, et puis peu importe : le détail, celui qui obsède précisément, celui qu’on
ressasse et qu’on réécrit, qu’on diffère et différencie, mais qui, in fine, résiste.
Ce « poisson cathédrale » auquel Claude Simon fait référence, c’est un poisson bouilli
sur la table du Grand-Hôtel de la Plage de Balbec où le jeune Proust déjeune avec sa
grand-mère dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs2, poisson que la frustration et la
rêverie mêlées vont rendre vaste, puis monstrueux, et bientôt survivant des temps les
plus reculés, tel un fossile, la perfection de son dessin, de son architecture d’arêtes,
immémoriale, en faisant une « polychrome cathédrale de la mer ». Et le paysage tout entier, son horizon marin autant que les convives autour – des plus contemporains –, son
histoire invisible et sa géologie tangible, tout semble se déployer depuis le plat posé là.
Cela, « par le seul pouvoir de la langue », dit Claude Simon3.
Pour l’auteur du Jardin des Plantes et de La Route des Flandres (entre autres merveilles), chez Proust, les noms, au sens de substantif commun et pas seulement d’identités propres, « sont comme les moules des idées »4. À sa suite, Arnaud Vasseux écrivait
en prélude à cette exposition, mais j’imagine que cela vaut pour toute sa recherche
formelle et intellectuelle, que « certains objets sont comme les moules de nos idées »
qu’il faudrait pouvoir ouvrir « pour deviner en creux ce qu’ils contiennent »5.
Je me suis souvent dit des oeuvres d’Arnaud qu’elles travaillaient (j’utilise le terme à
dessein) à l’endroit des noms justement. Ceux qu’on peine à trouver, à donner. Qu’elles
m’apparaissaient comme les images des rêves, avec une puissance d’évocation telle
que je m’en trouvais bouche-bée, que j’en restais longtemps bouche-bée.
Le travail d’analyse (que ce soit celui du-de la critique, ou bien celui qui occupe à se
perdre sur un divan ou dans les méandres d’un tapis) : le travail qui consiste à aider à
formuler, au creux de la bouche, dans le creux de la bouche, ce qui s’est déjà formé sous
nos yeux), le travail d’analyse, donc, consisterait à ouvrir le moule par la dénomination.
Mais alors, si les noms eux-mêmes « sont comme les moules des idées », che fare ?
Pour son exposition, Arnaud Vasseux a entrelacé les souvenirs de trois chorégraphies
« marquantes
»6
: Café Müller de Pina Bausch (1978),
Projet de la matière d’Odile Duboc (1993) et Aatt enen tionon de Boris Charmatz (1996).
Il en transpose dans son langage plastique ce qui en constitue l’os, l’arête ici. Des gestes et/ou des éléments de décor devenus protagonistes de ces pièces historiques au
même titre que les danseur-se-s. Les chaises de Pina, la structure scénographique de
Charmatz, la douce géométrie des mouvements de Duboc.
« Savais-tu que le terme ‘‘cathédrale’’ venait du latin cathedra, ae, f. signifiant... chaise,
mais aussi fondement ? » demandais-je à Arnaud au cours d’une discussion, des mois
avant son exposition. Et de le quitter ce jour-là en me disant en mon fort intérieur que,
décidément, les oeuvres des artistes sont comme les moules des idées.
1 Simon, Claude, Quatre conférences,
textes établis et annotés par Patrick Longuet, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012 (« Le Poisson
cathédrale » occupant les pages 11 à 38).
2 Proust,
Marcel, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, réédition, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
1999, p.550-551.
3 Simon, C., op. cit., p. 13.
4 Simon, C., ibid., p. 21.
5 Vasseux,
Arnaud, Statement pour le CP de l’exposition Poisson cathédrale, janvier
2020.
6 Id.
[Texte #2,
au mur,
dans l’exposition.]
J’ai rencontré pour la première fois le travail d’Arnaud en 2013.
Il n’y a pas si longtemps que cela finalement.
Une amie artiste1
m’avait emmenée visiter son exposition personnelle au Domaine de
Kerguéhennec, à Bignan, en Bretagne2. Il y exposait différentes oeuvres, des sculptures
et des installations.
Récemment, en triant des papiers, je suis retombée sur des carnets de l’époque. J’avais pris de nombreuses notes, tout au long de la visite de cette exposition, sans savoir, alors, que j’écrirais à son propos. Au sujet des Cassables qui occupaient une des trois salles des écuries du domaine, j’avais
griffonné, et entouré avec véhémence comme s’il s’agissait là d’une révélation inouïe :
« Arnaud Vasseux circonscrit le périmètre de la chute ».
Je ne sais pas si je formulerais encore les choses ainsi, mais il est certain que, de tous
les gestes du sculpteur, celui qui m’avait le plus troublé était ces lignes au sol autour
des Cassables. À peine discernables en réalité, et à moitié effacées – par le mouvement
de l’air et quelques pas plus téméraires que d’autres ; par le bris de certains des Cassables exposés aussi. L’un était comme tombé à genoux, sous le regard de deux autres,
et semblait se retenir, comme un corps, les bras en extension au sol ; le dernier, quant
à lui s’était effondré.
Ces lignes au sol qui m’avaient tant troublée n’avaient pas vocation à rester. Arnaud
avait anticipé l’éventuelle chute de ses sculptures par un adhésif léger. Elles étaient
tombées ; à leur suite, une fine pellicule de poussière avait fini par retomber aussi. Le
retrait de l’adhésif, à l’issu du montage, avait créé ces lignes en creux.
Je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte cela.
Peut-être que, quelque part, j’avais moi aussi besoin de me remémorer la fois où je suis
tombée en amour pour ce travail. La fois où, sans le connaître, sans avoir – encore –
jamais échangé avec lui, je me suis persuadée que, comme moi, Arnaud avait dû rêver
danser.
(Je n’ai jamais osé lui demander.)
1 Laurence De Leersnyder, sans qui de nombreuses choses ne me seraient jamais arrivées... Grâce à qui de
nombreuses choses me sont heureusement arrivées.
2 Continuum, murmure en était le titre. Et elle s’est tenue précisément du 17 mars au 2 juin 2013.
[Texte #3,
au mur,
dans l’exposition.]
Cut the fat disent les anglophones. Ce n’est pas politiquement correct ; mais c’est
imagé. Et c’est précisément ce que je me dis depuis que je réfléchis à cette exposition,
que j’écoute Arnaud m’en parler. Qu’il s’agit bel et bien d’histoire(s) d’arêtes et d’os.
Qu’il s’agit bel et bien d’« aller à l’os ».
Pourtant, l’os seul (mais je pourrais écrire : l’ossature seule), ce n’est pas le corps, ce
n’est pas le mouvement. De même que les fragments – des fragments d’objets mais
aussi, de plus en plus souvent, de corps figurés, corps qui n’étaient là, auparavant, que
dans leurs traces, leurs empreintes, leur absence somme toute –, de même, donc, que
les fragments me semblent appartenir à l’arrêt. Or les gestes, dans le travail d’Arnaud,
qu’ils soient volontaires ou accidentels, induisent des mouvements du corps tout entier.
Et peu importe qu’ils suivent de manière effective, ces mouvements. Les objets que l’artiste intègre dans ses sculptures, les objets qui deviennent tout ou partie d’une sculpture, en revanche, créent une impression d’aspiration spatio-temporelle :
d’un seul coup, les plis et replis de la matière, les forces que l’on perçoit encore à l’œuvre, tout se fige et se tait. Le fragment est là, seul, fragile.
Il dit l’ensemble certes, mais l’ensemble n’est plus.
Cut the fat. Dansons, plutôt, voulez-vous ?
Dès l’entrée de l’espace d’exposition, sous la mythique banquette des Instants Chavirés,
qui lévitera, c’est certain, pendant quelques mois voire quelques années encore, un os.
Une hanche. Une copie en plâtre de la hanche de Lucy – dont on sait aujourd’hui qu’elle
n’était peut-être pas une femme, m’avait rappelé Arnaud, au cours d’une discussion
dans un bistrot mal chauffé. Je ne savais guère que faire de ce détail. Puis, il m’est
apparu que je n’avais jamais songé à la question de la maternité s’agissant des formes
et contreformes d’Arnaud. Parce que c’est un homme. Quelle idiotie.
Cette réflexion passée, je me suis avouée que cette hanche, dans l’évidence du « déhanché » qu’elle suggérait avec malice, m’évoquait davantage la sexualité. La danse, et
la sexualité. Très vite, Arnaud a, lui, fait le lien avec l’anse. Il en avait trouvé un nombre
incalculable dans le décaissement de son atelier – des tonnes de terre et des anses.
Comme l’anse, la hanche renvoie à la prise. Et que l’on danse ou que l’on baise, on se
prend par la hanche – potentiellement.
Il a nuancé : si la hanche peut renvoyer à la prise (notion-clef dans son travail), l’anse
évoque davantage la saisie, la pince. Alors, quelque part dans l’exposition, des anses
mais aussi des baguettes, pour saisir... Et le lointain souvenir de ce rite funéraire japonais par lequel un ou plusieurs os (restants) du·de la défunt·e sont placés dans l’urne à
l’aide de très longues baguettes. Encore une histoire d’os.
J’ai trouvé drôle qu’Arnaud fasse l’analogie entre les mots « hanche » et « anse ».
À l’oreille. Et que, ce faisant, il pointe la forme de l’anse, proche de l’organe de l’audition. Accrochée là, certes dans l’entrée, mais protégée par son dais de similicuir, un peu
coupée de la rumeur de Montreuil, la hanche semble se lover contre le mur, pour tendre
l’oreille et écouter le lieu. Et quelque part dans l’exposition, l’anse lui fait écho.
[Texte #4,
au mur,
dans l’exposition.]
Il y a des mois de cela,
Arnaud m’avait confié son désir de faire au moins trois chaises par jour. C’était un
jour pluvieux, au début de l’année. Il était venu passer quinze jours à Montreuil afin de
commencer, si ce n’est le montage, au moins la fabrication de certains outils et/ou de
certaines pièces.
Ayako, qui l’aidait sur le montage, et lui, avaient dû apprendre en faisant. Il avait fallu
modifier le moule de la « chaise de Pina », tenter de mettre en place une méthode de
travail. Mais les chaises cassaient encore. Alors, elle avait pris en notes l’ordre des
choses, les infimes désordres aussi. Et ces notes étaient devenues des notations, le
chantier sculptural une partition pour corps.
Leurs mouvements s’étaient ajustés, y compris les uns aux autres.
Ce temps de production, très en amont, avait donc été pleinement investi. Arnaud allait
pouvoir repartir à Marseille confiant – d’autres séjours aux Instants Chavirés lui permettraient de poursuivre la réalisation des chaises. Car il s’agissait là, par cette laborieuse
activité, de donner une cadence, un tempo, à l’exposition.
Et puis, ironie du sort, le temps s’est arrêté. La plupart d’entre-nous, quand un travail ou
un engagement autre n’en excluait pas la possibilité, s’est repliée chez elle, avec plus
ou moins d’acceptation. Le vent a continué de pousser sous la vaste porte métallique
de l’ancienne Brasserie Bouchoule quelques bruits, de moins en moins forts, de moins
en moins urbains, et quelques graviers, poussières ou plumes d’oiseaux. J’imagine que
les souris ont reconquis les lieux.
Peut-être qu’elles n’auraient jamais autant donné le tempo de l’exposition, ces chaises,
que dans cette cadence de production stoppée net. Je les imagine encore stockées là
pendant des mois, attendant plus longtemps qu’elles ne l’auraient imaginé. Pourtant,
elles savent ce que c’est que d’attendre, les chaises, avec leur absurde dramaturgie.
Elles qu’on trimballe, elles qui encombrent, elles qu’on malmène, dans Café Müller
et ailleurs, mais qui nous accueillent quand même, lorsque la fatigue se fait sentir, se
donnent ici dans toute leur nudité. On pressent la minutie et les précautions qu’il a fallu
observer afin de les démouler sans les casser, puis de les installer dans l’espace. Chaque manipulation devenant « au risque de ».
Elles ne sont plus aussi nombreuses que dans la pièce emblématique de Pina Bausch.
Et le fracas de ces éléments de décors devenus personnages, que les danseur·se·s traînent, jettent, s’est tu. Les pâles héroïnes d’Arnaud arborent un calme et un silence assourdissant – celui de l’après. À la manière d’un groupe de corps éreintés, elles jouent,
à leur tour, une invisible chorégraphie : celle d’un souvenir durable et labile à la fois.
[Texte #5,
au mur,
dans l’exposition.]
La mémoire est un drôle de muscle.
Accéder à certains souvenirs relève parfois de la gymnastique mentale, voire
physique – plisser les yeux, le front, puis rabattre ses mains autour du haut de son
crâne, et, en désespoir de cause, rentrer ses épaules et « faire le dos rond ». Pour
attendre que cela passe ? Presque. Attendre que veuillent bien se taire les bruits
parasites : les autres souvenirs qui se pressent là alors qu’on ne leur a rien demandé,
les soucis du quotidien qui se sentent autorisés à tenter leur chance, les conversations
saisies à la volée. La concentration nécessaire appelle un recentrage (les termes sont
voisins) que le corps met en oeuvre, en scène.
Accéder aux souvenirs de trois chorégraphies qui ont peut-être eu autant d’importance
que des interventions d’artistes qu’il admire demanderait presque la même gymnastique, la même danse.
Ici, pourtant, point de contorsions du corps et de l’esprit.
Car vous êtes au moment où le processus mémoriel, en marche depuis quelques temps
déjà (quelques secondes, minutes, heures, années, peu importe), est parvenu à faire
cesser les bruits parasites, à en faire fi, tout du moins. Au moment où les contours du
souvenir se dessinent de manière plus affirmée : dans cet interstice, ce silence musical,
où la remémoration devient possible.
Mais pour cela, il aura fallu faire taire les autres souvenirs, et notamment ceux des
expositions ou performances passées dans l’ancienne Brasserie Bouchoule. Nettoyer,
retirer vis, clous, agrafes, rafraîchir la peinture ici et là, un peu, mais pas trop, prendre
soin de ce lieu poreux, y prêter grande attention afin que, peu à peu, nous-mêmes y
prêtions plus grande attention. Une bouteille en verre recueille l’eau de pluie qui goutte
depuis la toiture lâche. Deux pans d’une longue bâche plastique ondulent légèrement
le long de la verrière. Tiens, on ne distingue plus qu’à peine le pêcher de l’autre côté,
qui pousse le long du mur.
C’est une des premières choses qu’il avait pointé lors de ma seconde visite avec lui aux
Instants Chavirés : ce mur à pêches. Il y en a partout dans Montreuil. Moi qui ai souvent
fréquenté ces lieux, je ne connaissais pas cette fierté locale. Des murs à pêches, protégés des intempéries par leur exposition et leur ingénieuse conception (des moellons,
de la terre et du plâtre afin de retenir la chaleur).
J’ai compris plus tard pourquoi il avait mentionné ce livre de Gunther Anders :
Sculpture sans abri. Étude sur Rodin. Un ouvrage de référence, certes. Un
ouvrage que je n’avais pas lu, et que je m’étais donc empressée d’aller feuilleter, un peu sceptique. L’auteur y rappelle que les sculptures se sont vues arrachées aux intérieurs des édifices puis aux niches qui les abritaient encore un
peu sur les façades extérieures, pour finir cul nu dehors. Il ne dit pas « cul nu »,
mais presque. Il écrit, en revanche, que cette « sculpture sans abri » du dix-neuvième
siècle dit « le devenir » et non « l’être ».
Le devenir, et non l’être.