Mélanie Berger :
On the other hand1



Pour l’exposition personnelle de Joan Ayrton, Slow Melody Time Old,
du 02 septembre au 07 octobre 2017, à la galerie Florence Loewy [Paris]




« Pour un observateur peu attentif, le monde du début du Protérozoïque2 aurait semblé largement plat et détrempé, un paysage étrange et pourtant familier : au loin la fumée des volcans ; en abondance au premier plan, des mares peu profondes, brillamment colorées ; des taches d’écume verdâtres ou brunâtres flottant sur les eaux, se collant aux berges des rivières, teintant le sol humide comme de fines moisissures. […] Mais au microscope surgirait un paysage fantastique de sphères bouillonnantes pourpres, aigue-marine, rouges et jaunes. »
Lynn Margulis & Dorion Sagan, Microcosmos3

« Il y a quelque chose de renversant et plaisant à la fois dans le fait d’imaginer que toutes ces cellules qui nous composent, de la tête aux pieds, du cœur au cerveau, découlent du même œuf fécondé. […] Sauf que les choses sont plus compliquées que ça. […] Entrelacées à nos cellules humaines vivent un nombre équivalent de cellules microbiennes sans lesquelles nous ne pourrions survivre. […] À l’échelle cellulaire, nous sommes aussi humains que microbiens. […] Voici qu’une autre révolution est en marche : même cette moitié d’humain que nous sommes […] est plurielle. […] Les mille milliards de cellules humaines qui nous composent en tant qu’adultes ne proviennent pas toutes de notre noyau originel. Semblables à des étoiles venues d’ailleurs, certaines d’entre elles portent d’autres signatures chimiques que les nôtres, elles cachent un ADN différent.
Et pour cause : elles proviennent d’autres êtres humains. »4



Ça ne se dit pas lorsqu’on est critique d’art, mais j’avoue avoir peu couru les ateliers d’artistes. Je me suis longtemps raconté ne pas être dans ce romantisme-là. Je ne me l’autorisais pas. Il me semblait que les ateliers étaient des lieux trop intimes pour des corps et des regards hâtés. Je ne me voyais pas moi-même dévoiler mon bureau, les livres empilés à côté, les images épinglées au-dessus, les curiosités diverses et variées dans les pots récupérés, les tas de notes griffonnées sur des papiers de formats différents et de textures mal assorties. Pourtant, les à-côtés de la pratique constituent de précieux points de départ pour l’écriture. Et les ateliers des artistes en sont pleins, de ces à-côtés. Je vous confie tout ça, mais gardez-le pour vous, s’il vous plaît.

D’autant que Mélanie Berger fait exception. Je suis venue la voir à l’atelier plusieurs fois. À l’époque de mes premières visites, ses petits et grands formats aux crayons de couleur s’étalaient dans un vaste espace en étage. Les genoux à terre, le corps courbé au-dessus du sol, l’artiste déplaçait les dessins posés là, afin que nous puissions les regarder. Parfois, c’est elle, que j’épiais, à la dérobée. La tension de ce corps qui n’était pourtant pas, à cet instant, en train de dessiner – les délinéations des muscles, l’impact répété de la mine sur le papier, l’effort de la gomme fatiguée, la rigoureuse architectonie des caches. Une tension vers, nécessaire à la vibration qu’elle recherchait alors. Vibration : un mouvement sec, rapide, autour de sa position d’équilibre. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé Mélanie Berger danser. Je suis revenue la voir dans ce grand atelier, avant qu’elle ne le quitte, et que la vie n’espace mes visites. Nous avons ensuite partagé d’autres moments, en d’autres lieux, mais jusqu’à cet hiver, jamais plus à l’atelier. Durant des mois devenus des années, j’ai observé, de loin, le ralentissement du phénomène vibratoire, l’équilibre qui vacille et plonge, se laisse imprégner. Un mouvement plus ample, plus lâche, allant de gauche à droite, de bas en haut, se répandant, se rétractant, tenant compte des obstacles. Une ondulation : eau, couleurs, cosmos.

« Les espaces ont fait mon travail » m’avait dit l’artiste, alors que nous évoquions l’infiltration récente de la peinture. L’aquarelle était arrivée pour délier le geste, plaisir ductile. Le crayon était encore là. Un nouvel atelier, entouré de sculpteur·e·s – et l’huile de lin. Un autre espace, plus petit, des dessins partout, au sol, aux murs, des dessins roulés, empilés, parfois avec des feuilles vierges, se chevauchant, entamant une conversation polyphonique et silencieuse à la fois.

Il y a peu, je suis donc retournée la voir à l’atelier. Le sien propre, enfin. Je ne voulais toujours pas me laisser avoir par le romantisme d’une telle visite. Mais l’odeur de l’huile de lin, précisément, en a décidé autrement. Le froid aussi, peut-être. Là, de grandes surfaces balayées de couches d’encre ou d’aquarelle très liquides, encore plus diluées que des lavis, parfois superposées comme des glacis. Des papiers déjà maculés, des papiers qui se maculent. Là, des taches grasses font perler la couleur qui n’ose s’y déposer. L’encre et l’aquarelle se frayent un chemin dans le verso de feuilles lestées, au recto, de pigments dilués dans l’huile. Les temps de séchage s’étirent et font miroiter les surfaces, comme ils se contractent parfois pour que s’agrègent les pigments colorés. J’avise une composition au sol – en tête, les photographies de ses récentes expositions. Il s’agit en réalité de dessins en cours. L’huile déposée sur les feuilles du dessus descend doucement, les couleurs sur celles en dessous (s’il y en a) remonteront peut-être par capillarité. Les marges se chargent de pigments, esquissent des fenêtres qui ne seront probablement jamais visibles. Un motif, une teinte, une transparence. Un geste, un surgissement. Un transfert, une migration. Dans le processus, de profondes transformations et, avec les apparitions, autant de disparitions. Le tout, le nez sur le baromètre. Car si la luminosité influence la colorimétrie saisonnière des œuvres, la température et le degré d’hygrométrie en modifient directement les réactions chimiques et leurs temporalités. Cela étant dit, l’huile, elle, peu lui chaut. Elle oxyde les fibres, et nimbe doucement le papier d’une ombre brune, la promesse de l’irrémédiable.

Comme une dizaine d’années auparavant, nous voilà penchées sur des dessins au sol, les déplaçant, les accrochant au mur parfois. Des compositions s’élaborent. Je suis saisie par l’évidence avec laquelle s’assemblent des éléments que je n’aurais pas forcément associés. Il faut dire que ces manipulations portent en elles le souvenir des gestes de peinture de l’artiste, sur un autre sol, le souvenir de tous les rendez-vous à l’atelier, toutes les sessions de travail à regarder, à composer, ici, mais aussi là et là-bas, dans les lieux qui l’invitent, ces manipulations portent en elles le souvenir des installations et des expositions passées. Et ce souvenir est tangible. Dans le stockage ou en exposition, les dessins se marquent mutuellement. J’ai pensé à cette expression du langage courant : déteindre sur quelqu’un·e. À ce que la vie en communauté fait aux corps, à leurs biorythmes, qui, semble-t-il, finissent par accorder leurs tempos. Au « micro-chimérisme », cette présence au sein d’un individu de cellules issues d’autres individus7. À Microcosmos de Lynn Margulis & Dorion Sagan dont la lecture accompagne Mélanie Berger. À l’humilité et la patience dont cette dernière fait preuve, œuvrant littéralement à l’aveugle6, laissant advenir, avec une très grande liberté, des gestes inédits, expressifs, autant que des traces informes, liminales. On the one hand appelant une autre main. L’idée que les choses n’existent qu’en relation. On the other hand. Comme des corps, eux-mêmes constitués de corps, et faisant corps, ensemble. Différent d’une peau qui enveloppe : un corps qui traverse et se traverse. Des feuilles travaillées au recto et au verso, des dessins tour à tour exposés au sol ou au mur, seuls ou avec d’autres, en dessous ou au-dessus, des dessins dont le statut et la position varieront au fil du temps et selon les contextes.

Deux mains qui œuvrent, d’un côté, et d’un autre. Qui disent quelque chose de nos contradictions internes, et de nos confrontations fécondes. Deux mains – la seconde pouvant être la nôtre comme celle d’un·e autre. Un mouvement circulaire de l’une à l’autre, qui, à la manière du jonglage, serait capable d’accueillir de nouveaux éléments venus de l’extérieur. Deux mains, et bien d’autres invisibles, tentant de faire apparaître cette image à laquelle l’artiste fait régulièrement référence. Une image cachée, refoulée, impossible. Je me suis souvenue que Mélanie Berger venait du film d’animation, que ses expositions n’étaient que strates et déroulés dans l’espace, que cette image n’existait peut-être elle-même qu’en relation. Je me suis formulée que le dessin de Mélanie Berger était toujours un dessin d’observation, mais qu’il s’attachait aujourd’hui davantage à l’intervalle entre les choses et leurs constituants qu’aux choses elles-mêmes.

Je suis rentrée chez moi imbibée d’huile de lin, des micro-organismes échappés des boîtes de pétri plein le sac. Ils ont probablement commencé à composer une partie de cette mystérieuse image ici, dans mes papiers, sur mon bureau. Et j’ai compris pourquoi j’avais tant aimé retourner visiter cet atelier.


Marie Cantos, mars 2024



1 Le titre de l’exposition personnelle de Mélanie Berger à L’H du Siège, On the one hand, est emprunté à l’anglais. Il pourrait se traduire, littéralement, par « d’une main » mais signifie bien sûr en français « d’une part » ou « d’un côté ». L’expression, en anglais comme en français, appelle un second terme : d’une autre main, d’une autre part, d’un autre côté.
2 Il y a 2,5 milliards d’années environ.
3 Lynn Margulis & Dorion Sagan, Microcosmos. 4 milliards d'années de symbiose terrestre, traduction française de Gérard Blanc et Anne de Beer révisée par Clément Amézieux, Marseille : Éditions Wildproject, 2022, p. 133.
4 Lise Barnéoud, Les cellules buissonnières. L’enfant dont la mère n’était pas née et autres folles histoires du microchimérisme, Paris : Premier Parallèle, 2023, p. 10-11.
5 Lise Barnéoud, Les cellules buissonnières. L’enfant dont la mère n’était pas née et autres folles histoires du microchimérisme, Paris : Premier Parallèle, 2023.
6 Au sol, dans des durées dilatées, à son insu parfois, et même, récemment, avec des bactéries lors de sa résidence Art/Science au laboratoire de microbiologie de l’Université de Lille