Alex Chevalier :
Match Point*
Pour le site Internet de DDA-NA [Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine]
J’espérais
trouver dans mes premières amours pour l’art conceptuel (qui irrigue la
réflexion d’Alex Chevalier et ses différents déploiements dans des activités
critiques, artistiques, éditoriales et curatoriales, rejouant d’ailleurs
consciemment les contradictions de ses tenants historiques) matière à
théoriser. Un truc, une idée. Un protocole même. Tiens, oui, un protocole :
comme l’artiste lui-même qui, je le sais, songe sérieusement, à terme, à
déléguer la réalisation de ses pièces. Des pièces qui n’en relèvent pour
l’heure pas moins d’une esthétique des plus… efficaces. Écrivons-le sans blêmir puisque c’est l’un des nombreux
reproches qui ont pu être formulés aux conceptuels (si
« conceptuels » au pluriel généralisant il y eut) : une
esthétique efficace donc, où le minimalisme des formes se conjugue avec l’émotivité
du quotidien…
Quelque
chose de la célèbre scène finale de Blow
Up (1966). Quelque chose d’un statementfaussement absurde : 1/ l’artiste peut jouer au tennis, 2/ la partie peut
être organisée, 3/ la partie n’a pas besoin d’être jouée. Ou alors : seulement, jouée. Car c’est précisément
l’image qui me (re)vient lorsque je tente de saisir le travail d’Alex
Chevalier : cette partie de tennis mimée, silencieuse, que Thomas, le
héros de Michelangelo Antonioni, rend à une certaine « réalité » en
faisant mine de récupérer la balle absente, sortie du court, par-dessus le
grillage l’entourant, pour s’échouer sur le gazon so british de l’immense parc constamment désert, et en la
relançant, face caméra, vers un hors-champ auquel on n’aura plus accès, dès
lors, si ce n’est par le son : la scansion de la balle frappant le sol se
faisant à nouveau entendre, accompagnée, peut-être, de la reprise d’une lointaine
rumeur urbaine. Le geste arrache à l’onirisme du jeu, enclenche la bande-son du
monde réel, mais condamne à une autre amputation de l’analyse et de la
perception. Il me semble parfois que c’est ce que s’amuse à faire Alex
Chevalier : ramasser la balle, et faire mine de la relancer dans ce qui
reste un hors-champ, pour l’auteure que je suis.
Récemment,
j’ai appris qu’il avait longtemps, et beaucoup, pratiqué le tennis. Comment oser
formuler que cet élément biographique parfaitement anodin pour d’autres, non
seulement ne m’étonnait guère, mais plus encore, éclairait tout. D’abord :
l’endurance, l’entêtement, la dissolution des signes (pourtant identifiables et
revendiqués au départ, et que l’on pourrait comparer aux enchaînements
stratégiques des joueur-se-s) dans une tentative effrénée de couvrir le terrain. Or, Alex Chevalier
ne recouvre pas comme un peintre, dans la jouissance du médium, mais avec
l’opiniâtreté d’un sportif – légèrement masochiste. Qui est aussi celle du
dessinateur ou de l’écrivain, qu’il pourrait être, et est, parfois ; dont
on connaît l’engagement du corps aussi, extrêmement fort, la relation à
l’espace et à l’activité physique. Ensuite : formellement, il y a le
filet, le grillage autour du court, celui qui arrête la balle quand elle ne
doit pas devenir l’accessoire fictif d’une pantomime étrange, il y a les lignes,
les carrés, les rectangles, la géométrie des règles qu’il nous laisse croire
qu’il aime tant observer. Ce dont je doute. Enfin : Alex Chevalier
pratique l’entretien (écrit, principalement), et développe de nombreux projets
qui se jouent à deux, ou à quatre, bien souvent. Des simples, des
doubles : des invitations à d’autres, des invitations dans le cadre de
projets qu’il mène en binôme (tel que, par exemple, « Exposé-e-s »,
avec Guillaume Perez). Il fait partie de celles et ceux qui pensent contre,
comme l’on s’affronte à la loyale, tout contre et surtout : avec. Chaque
relance sert à déplacer l’autre, faire atterrir la balle à « ça » de
la ligne blanche, borderline. Rester
dans le cadre, à la limite. Tomber juste– une obsession où résonnent à la fois justesse et justice. Bien sûr, il y a,
indéniablement, un constant souci de précision, tant dans les gestes que dans
les concepts convoqués, et mis en œuvre(s) ; mais il y a surtout un soin
apporté à ce qui l’entoure (il range l’espace public, interviewe artistes et
commissaires, recopie les vingt-sept livres de Julien Coupat saisis par la
police, dilate les durées avec ses « soupirs », ses
« interludes », ses « intervalles » si musicaux). Un soin comme
une tentative de réparation, qui ne serait pas étranger à la révolte qui
l’habite, silencieusement. Où l’élégance du jeu ne retire rien à la violence
sourde des coups frappés, et de la terre battue – forcément battue.
Marie
Cantos, juillet 2018
*
Épilogue :
il faudrait admettre que la « balle de match » dont il est question
renvoie bien au film éponyme de Woody Allen (2005) qui suinte le désir refoulé
et la lutte des classes. Loin d’être sans rapport… Le sujet d’un autre texte,
c’est certain.