Gauthier Kriaa :
Mais le damier du carrelage, par les souvenirs, brouillé
Pour la publication de fin de résidence de l’artiste, en 2021,
au Musée de l'Hospice Saint-Roch [Issoudun]
De mon
enfance, je garde des images et des sensations à peine enfouies, que la
remémoration – qui requiert souvent peu d’effort – fait ressurgir avec une
intensité qui me surprend toujours. Le carmin incandescent de mes paupières
fermées, couchée dans l’herbe en plein soleil. Le bruit du linge séchant sur le
fil, qui claque lorsque le vent se lève, l’après-midi mourant. L’odeur
douceâtre de la maison de mes grands-parents, sa fraîcheur constante,
légèrement humide, même au plus chaud de l’été. Les objets étranges qui la
peuplaient et dont je ne savais guère s’ils revenaient de merveilleux voyages
autour du globe ou s’ils campaient, au contraire, les vestiges d’un autre
temps, autour desquels auraient été bâtis les murs, au-dessous desquels
seraient venus se lover des meubles. Et puis, plus étranges encore, les
photographies de moi, tout-sourire mais le regard noir, posant avec ces mêmes
objets à l’usage incompréhensible et donc infiniment renouvelable. Moi, avec
l’écureuil empaillé. Avec le panier à salade en fer, rempli d’œufs décorés à la
main. Avec les petits sabots en bois décrochés pour l’occasion des dessus de
porte.
J’ai d’abord rencontré
le travail de Gauthier Kriaa à travers un portfolio consulté via l’écran de mon
ordinateur. Ou, pour être plus juste, à travers plusieurs documents numériques
mettant en regard des photographies, les faisant se succéder dans un ordre
choisi (avec la précision de l’intuition pressentais-je), les soumettant à du
texte aussi, parfois. L’attachement à l’édition se disait déjà là en filigrane ;
je dois avouer que ce n’est pourtant pas la première chose que je me sois
formulée. Non. Parcourant ces documents de haut en bas puis de bas en haut, je
me suis surprise à classer de manière plus moins consciente les photographies
reproduites là en vues d’atelier, de manipulations (de performances ?, me
demandais-je), en vues d’œuvres, des sculptures principalement, mais aussi en
photographies dont je ne parvenais pas à saisir le statut : vues d’œuvres
donc ? vues d’œuvres manipulées ? sculptures, ready-mades trouvés
totalement surannés, photographies de mises en scènes de gestes ? est-ce
que je devais regarder une écorce trouvée ou une photographie d’écorce
trouvée ? est-ce que l’artiste avait modifié l’hygrométrie du lieu où
était conservée cette écorce afin de l’inciter à s’enrouler sur elle-même, si,
bien sûr, cette écorce était bien un morceau d’écorce... ? Quand j’ai enfin
rencontré Gauthier, avant même de rencontrer son travail « en vrai »,
et toujours face à ce foutu écran d’ordinateur, il a souri avec douceur et
bienveillance, et j’ai compris que cela n’avait pas tant d’importance que cela,
les choses faisant état d’elles-mêmes à un moment, un endroit. Damn it,
je le savais, pourquoi avoir posé la question ?!
Je ne lui ai pas
tout de suite dit que j’avais été saisie par certaines de ces photographies issues
des dossiers numériques envoyés – des photographies qui agissaient comme des
images, au sens de celles qui se forment envers et contre, et peut-être quand
même avec et pour nous, dans les rêves, les souvenirs, les traumatismes. Lui,
sur fond sombre, comme dans les portraits peints classiques, posant avec des figurines
ultra stylisées, à la blancheur de plâtre ou d’albâtre. Des mains portant un
canard, tout aussi pâle, mais de facture réaliste cette fois-ci, la qualité de
la prise de vue permettant de suivre le dessin de chacune des plumes gravées
là ; et le dos nu, qui fait basculer dans l’intime et le spectaculaire à
la fois, ce que je reliais d’ailleurs difficilement à sa production plastique,
à ses gestes patients, méticuleux, domestiques. J’ai repensé à ces objets
improbables qui habitaient les maisons des grands-parents – car en
réalité, les miens ne possédaient pas cette incroyable collection de
bizarreries, les séjours dans les familles de proches, en revanche, avaient pu
élaborer celle que je transportais en moi. J’ai repensé aux photographies où
les enfants posent avec ces objets, des photographies que l’on pose ensuite aux
côtés de ces mêmes objets. Mais non ce n’est pas cela. Pas exactement. Lorsque
j’étais petite, je me rappelle que l’enjeux n’était pas seulement de poser aux
côtés de ces objets, mais bien de les prendre, les manipuler, les soulever et
puis, face à l’objectif, les porter.
Avec tout ce
que le terme recèle. Le poids, la fierté, l’attention. Le port de tête et le
port de l’écureuil empaillé chez quelques grands-parents fictifs. Ou du canard
en plâtre trouvé par l’artiste, quelque part lors de sa résidence au Musée de
l’Hospice Saint-Roch à Issoudun. Ce « porter » qui revient en leitmotiv dans les recherches de Gauthier Kriaa, dans ses œuvres, dans les gestes qui les
précèdent ou leur succèdent. Ce « porter » qui est partout, jusque
dans ses bas-reliefs ou rondes-bosses de colonnes vertébrales appartenant à de
mystérieux animaux. Ce « porter », qui est aussi port, porté, portée.
J’ai songé à ce roman de Magda Szabó que j’avais tant aimé, La Porte. Et
je me suis demandée ce qui pouvait bien relier, étymologiquement, tous ces
mots. J’ai cherché dans différents dictionnaires, puis, dubitative quant aux
réponses obtenues, j’ai tapé dans mon moteur de recherche, sur Internet,
« pourquoi porte et porter sont de la même famille ». La question
avait beau avoir quelque chose de naïf et risible, j’obtins un début de
satisfaction : non seulement « on » se posait la (même) question
dans de nombreux forums, mais en outre, « on » pouvait éventuellement
faire de « per », c’est-à-dire « à travers », la racine indo-européenne
commune à tout cela.
Cela me
semblait convenir au travail de Gauthier, aux états des choses, et à leurs
temporalités qui se dilatent et se rétractent comme une matière pourrait le
faire. Aux déplacements qu’il opère aussi, bien évidemment. Ces sauts dans
votre mémoire, votre inconscient. L’intrusion de ce dos nu portant ce canard
que vous connaissez sans l’avoir jamais vraiment vu, en réalité. L’odeur.
L’odeur de l’encaustique qui vous prend au nez en rentrant dans l’espace
d’exposition. Pas désagréable mais peut-être un peu too much, non ?
Le zèle d’un entretien trop voyant. Elle accompagne la visite cette odeur, et
va en s’amplifiant à mesure que je monte les marches de la galerie où je peux
enfin, après plusieurs semaines, découvrir le travail de Gauthier, non plus
seulement par ses mises en pages et en mots, mais par ses œuvres, en
exposition. Je comprends alors que je me suis laissée cueillir par la facétie
de l’artiste qui a tracé au sol, à l’encaustique, un demi-cercle de parquet
lustré, faisant la nique à l’usure autour. Facétie plus grande encore que ce
que je soupçonnais : ce n’était pas un demi-cercle. Au mur, le plan de
l’étage, sali du rond laissé par une tasse de café. Elle coure d’une pièce à
l’autre, bave par endroit. Ce n’est donc pas un demi-cercle mais un cercle
quasi complet que je saisis du regard en entrant dans la seconde salle de
l’étage. Et le lustre baudelairien du parquet fait bel et bien la nique à
l’usure, mais en respectant le dessin du plan taché, donc, bavant par endroit,
lui aussi. Non loin, les draps de bain gorgés de cire sèchent, posés sur des
traverses de bois, au-dessus de l’escalier.
Au
rez-de-chaussée, une chemise mouillée, déposée sur le dossier d’une chaise,
goutte le long de l’assise, des pieds, au sol, très discrètement. Le tissu est
d’un bleu franc maculé de taches blanchâtres, comme des décolorations. Au mur,
non loin, un petit document photographique. Une chemise, sur le dossier d’une
chaise, dans un jardin. Peut-être le même que celui au carmin incandescent dans
les paupières fermées des souvenirs d’enfance. Je rouvre les yeux. La chemise
sur la photographie semble blanche, elle ; mais parée des mêmes motifs que
la chemise de l’exposition, qui cette fois-ci ne sont plus blancs mais bleus
foncés. Philippe Jaccottet me vient à l’esprit, Taches de soleil, ou d'ombre.
Ainsi que les cerises mangées, et les noyaux recrachés, toujours plus haut et
plus loin, évidemment, dans le jardin au carmin incandescent dans les paupières
fermées.
J’avais tout
de même fini par oser lui écrire, après notre première rencontre, avant même
d’avoir vu cette exposition gorgée de souvenirs diffus, que ce petit reste de
l’enfance perçu dans son travail me taraudait. Parce que je ne voulais pas
qu’il se méprenne sur ce que je voulais dire par là. Rien de pop ni de
ludique. Plutôt ce mélange de gravité et de légèreté caractéristique des
enfants. Du sérieux, de l’application, un rien de dévotion même. Le travail de
Gauthier me semblait empreint de cette urgence à suspendre le temps que les
jeux d’enfants mettent en scène, et en espace aussi. Je ne savais trop comment
lui dire que, certes, j’observais à nouveau dans les propositions des jeunes
artistes un retour à des pratiques dites pauvres et une attention aux gestes
accrue, mais que ce n’était pas cela qui me troublait tant chez lui. Je le
savais vivant et travaillant dans une maison en grande banlieue parisienne,
quelque part dans l’un peu plus vert ; je l’imaginais là, travaillant avec
de la farine, de la pâte à sel, des vieux meubles. C’était simple, domestique. Pourtant,
je ne pouvais m’empêcher de penser que chez lui, « l’attention » et
« le quotidien » – qui commencent à devenir des mots galvaudés dans
le lexique de la création contemporaine – ne poétisent pas les choses, pas tout
à fait ; ou alors, précisément : à la manière biaisée et parfois même
gênante des enfants, qui parviennent à auréoler de bizarrerie à peu près tout
ce qui les entoure, tout ce qui nous entoure.
C’était cela,
ce mouvement double et, en apparence seulement, paradoxal, vers l’intime et le
spectaculaire, que je reliais difficilement à sa production plastique. Les
arrangements de Gauthier Kriaa, qu’ils soient comme de petits autels, de petits
théâtres de marionnettes ou de plus vastes installations de lourd tissu, tiennent
autant de la pensée magique que des décors de Dogtown de Lars von Trier. On dirait qu’on serait... Et se joue une pantomime par laquelle, de manière
des plus certaldiennes, l’artiste et celles ou ceux qui rencontrent ses œuvres,
remettent la main sur ce qui fait notre humanité, tenter de se porter et de
porter quelques autres en se faisant croire que tout cela n’est pas bizarre.
Marie Cantos, avril 2021