Loreto Martinez Troncoso :
Lettre-récit à Loreto
Texte accompagnant le protocole d'activation de la performance Battement
de Loreto Martínez Troncoso, acquise par le CNAP, 2015
Chère Loreto,
Voilà des années que je viens te voir et t’écouter.
Des années : depuis une première « prise de parole » à laquelle j’avais assisté, comme cela, par hasard, aux Laboratoires d’Aubervilliers, en 2006. Je me souviens comme si c’était hier de ce que j’avais ressenti : ce trouble qui opère encore aujourd’hui quand tu performes – un sentiment vague mais tenace, l’idée folle que tu parviens à formuler à voix haute ce qui nous habite à bas bruit. Comment le devines-tu, ce qui nous habite ? Serais-tu un peu sorcière ?
Voilà des années que je viens te voir et t’écouter. Mais ce soir-là, cependant, c’est différent. C’est une première fois. C’est à nouveau une première fois. C’est la première fois que je viens te voir et t’écouter alors que tu le sais. Parce que, depuis, nous nous sommes rencontrées. Ce soir, je ne remplirai pas les blancs de la même manière : tes doutes et tes silences me seront-ils aussi secrètement et exclusivement destinés qu’avant ?
Je ressasse d’étranges questionnements sur le chemin du Palais de Tokyo où tu participes à « Do disturb ». Je les chasse de la tête tandis que je pénètre son vaste hall. Je me dirige vers les niveaux inférieurs, un peu fébrile, je l’avoue. J’ouvre des portes, jette des coups d’œil furtifs et des sourires gênés aux artistes cachés derrière. Comme tout le monde. Vague sensation d’inconfort. C’est le principe, ce n’est pas si grave d’entrer pour ressortir aussitôt. « Please do disturb », je joue le jeu à mon corps défendant. Je savais pourtant – tu avais bien précisé : « dans la salle verte, l’une des anciennes salles de la Cinémathèque française ». Mais je ne te trouve pas.
Je suis venue la veille et reviendrai le lendemain assister à d’autres performances ; mais ce soir-là, je me déplace uniquement pour te voir et t’écouter. Cela fait des années, j’ai pris quelques habitudes : comme tenter d’apprivoiser le trouble qui opère encore aujourd’hui lorsque tu performes, en ménageant du temps et du silence autour de ces moments – beaucoup de temps et de silence. Je veille à être seule, avant, après, toujours. Je ne propose plus jamais à personne de m’accompagner.
Pourtant, ce soir, j’aurais pu. Je l’ignore encore, mais j’aurais pu. Car ce soir, c’est toi qui va me voir et m’écouter, nous voir, nous regarder, nous écouter, nous tous, du public. Ce soir, tu vas te saisir de tout ce temps et ce silence que j’avais pris soin d’emmener avec moi, en moi, pour en faire la matière même de ton intervention. Bien sûr, tu nous a déjà observé, un à un, au cours de précédentes performances, tu t’es déjà adressé à nous, les yeux dans les yeux, et tu as déjà gardé le silence, un peu, parfois plus. Mais ce soir, le regard va se retourner.
Je ne trouve pas la « salle verte ». Plus je me hâte et moins je la trouve. Le temps et le silence que je croyais avoir réservés à ta performance voient leur bénéfice balayé par mes détours involontaires dans d’autres espaces où se jouent d’autres gestes, d’autres histoires. Puis, je retrouve enfin l’ancienne salle de projection dont l’inclinaison parachève mon inconfort. J’ajuste mon pas.
Tu es déjà installée devant ton micro, non loin de la porte d’entrée, en haut de la salle. Je passe tout près de toi mais ne parviens pas à lire dans ton regard si tu me discernes, avec le projecteur braqué sur toi. Je ne veux pas te déconcentrer en te saluant, alors je presse le pas pour aller m’installer en contrebas. En tailleur, en devers, par terre. Inconfort.
Je me sens exposée. Me vois-tu ? Il y a du monde, mais le public est relativement loin de toi. Il faut dire que la salle est immense. Je me demande un instant comment parler d’échec, d’absence, dans une salle aussi grande, devant un public qui va, qui vient. C’est idiot, la réponse est évidente : comme cela, précisément, dans cet inconfort qui doit être le tien ce soir – toi qui parle habituellement tout près de nous, qui fait parfois à manger sur scène, qui chante a capella même dorénavant ! Toi que j’aurais rarement vue, jusqu’à ce soir, performer dans une immense salle, devant un public assis loin, si loin.
Parleras-tu de cela ? De cette difficulté ? Je triche car je sais que ce soir, tu reprendras la parole – ou plutôt que tu « prendras la parole ». Comme avant. Entre-temps, il y a eu des expositions, des collaborations, des expérimentations, puis, peu à peu, de moins en moins de « prises de parole ». T’es-tu tu complètement, pendant tout ce temps ? Dis-moi.
Et ce soir-là, justement, tu commences par raconter une anecdote récente. Celle d’une femme dont tu venais de faire la connaissance mais qui connaissait bien ton travail et t’aurait dit, à son propos, de but en blanc : « c’était mieux avant ». Inconfort. Parles-tu réellement de moi, là, devant tout ce public ? Non, non. Cela ne peut pas être moi car cette anecdote, tu me l’as racontée aussi, il y a peu, côte à côte, dans la touffeur d’un train surchauffé, après une longue journée de marche et de froid. Je crois que j’avais ri, mais qu’une part de moi avait compris pourquoi l’indélicate t’avait dit cela. Et je crois que tu sais aussi. Est-ce que cela n’aurait pas à voir avec ce trouble que génère tes « prises de parole », celui qui nous amène tout-e-s à croire – un instant ou plus longuement – que tu te réfères à nous et à nous seuls, à des conversations précises passées, des émotions ressenties confiées ?
« C’était mieux avant. » Fait-elle référence à tes premières « prises de parole », ces adresses directes au public, sans mouvements, sans accessoires ? Où il était souvent question de la performance elle-même, sa préparation, sa pertinence ainsi que son existence en dépit de toutes ces questions ? Oui, oui, c’est cela, apparemment : « avant ». « Avant la femme fatale, avant la découpe de jambon, avant les opérettes dédiées à la mer, avant ». Tu racontes avec humour ses explications déplacées. Je ris à nouveau, mais il y a toujours cette part de moi qui comprends pourquoi l’indélicate t’a dit cela : ce trouble qui ne parvient pas à démêler le vrai du faux, le personnel de l’universel, qui guette les signes, les expressions qui attesteront que tu parles bien de nous là – c’est tellement juste, c’est évident ! D’ailleurs, je pensais qu’il n’était que pour moi ce grand retour à la « prise de parole » comme avant. Je suis un peu déçue qu’il y ait autant de monde. « Please do disturb ».
De tes prises de paroles, comme souvent, je me rappelle surtout les commencements. Mais n’est-ce pas ce qui importe, les commencements ? Ensuite... ensuite, je plonge en moi, et y dérive. Suis-je la seule à m’emplir à ce point de cette parole qui tente de circonscrire ce qu’elle ne veut, ne peut ?
Ce soir-là, tu as aussi parlé de ta mère. Et je suis repartie dans le train surchauffé, avec toi. Je ne me rappelle plus ce que tu as dit exactement. Je ne saurais m’expliquer cette incapacité à rester concentrée lors de tes prises de parole. Pendant ce temps, tu prends, tu reprends, tu te reprends. Tu ne butes plus sur les mots, sur le sens, comme avant, quand tu jouais sur ton français encore jeune ; en revanche, tu fais toujours mine de buter sur ce que tu fais. Avec toi, la performance devient presque performative, au sens propre, grammatical. Elle s’autonomise et se réalise en même temps qu’elle s’énonce. Je doute, j’hésite, je ne sais pas, comme autant de prières ou de promesses. Adresse certaine à l’incertain, adresse incertaine à nos certitudes.
Tu as dit des choses, tu as dit beaucoup de choses. Tu te tiens toujours immobile, face au micro. Tu nous regardes, nous vois-tu ? Le projecteur est toujours braqué sur toi. J’ai l’impression que la lumière croît peu à peu. A moins que son faisceau ne s’élargisse seulement ? Je me souviens de ton ombre projetée sur le mur qui grandit, au fur et à mesure de ta « prise de parole », ta silhouette parfaitement dessinée en noir profond sur le mur brun-rougeâtre de la salle verte. Je ne parviens toujours pas à déterminer quels changements imperceptibles s’opèrent dans la mise en lumière mais le public et moi sommes de plus en plus exposés. Inconfort.
Combien de temps as-tu parlé en nous observant tandis que croissait l’éclairage ? Je ne sais plus. Et la lumière augmentait-elle réellement ? Tu t’étais déjà tue depuis longtemps lorsque j’ai réalisé que ce silence auquel tu nous soumettais pourrait durer indéfiniment. J’ai écouté, amusée, ce que disait ton silence, puis ce qui peuplait le silence du public ; je t’ai écoutée nous écoutant, regardé nous regardant. Pour la première fois, je n’ai pas fait miens tes mots sur l’échec, l’absence, le renoncement et le renoncement au renoncement, je les ai formés et formulés moi-même, dans ma tête.
« Je sens, par mon silence, le creux dans ma bouche. » Tu sais à quel point cette phrase – déclaration d’une patiente lors de sa première séance rapportée par le psychanalyste Pierre Fédida dans son ouvrage intitulé L’Absence (1978) – m’obsède. À quel point cette phrase obsède mon rapport à l’art. Ce soir-là, j’ai senti, par ton silence, le creux dans ta bouche. Il a grandi, grandi, grandi, tandis que la lumière croissait. Il a pris la forme de l’ancienne salle de cinéma, en devers comme l’entrée d’une gorge. Inconfort.
Des régisseurs sont passés devant toi, ont traversé ta cavité buccale, si grande, si lumineuse désormais, avec ton immense silhouette parfaitement noire et dessinée sur l’une de ses parois brunes-rougeâtres. Ils n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils sont dans ta bouche. Ils installent la scène pour la performance suivante. Il est vrai qu’il est tard... Combien de temps sommes-nous restés ainsi à nous regarder en silence ? Peu sont partis, finalement. Nous sommes tous hypnotisés par cet intense face à face. Faces à face, devrais-je écrire, car le public est tout entier tourné vers toi ; toi qui nous dévisages, les uns après les autres. Amusement, émotion, inconfort.
Je soutiens ton regard, essaie de décrypter tes expressions – ténues. Je me demande si tu avais prémédité ce long silence, ou s’il s’est imposé à toi dans toute sa densité dès ses premières notes. Avais-tu anticipé cette incroyable dilatation collective du regard bavard ? Avais-tu imaginé que le public reste au-delà même de la fin – si de fin on peut parler ici ? Je voudrais être la dernière à rester. Mais maintenant que j’ai pris conscience de cette épaisseur silencieuse, le devers de la salle se rappelle à moi. J’ai des fourmis dans les jambes, je change de position. Inconfort. Les lumières s’éteignent, les régisseurs achèvent l’installation de la performance suivante. Tu ne bouges pas, le public non plus, vous ne bougerez pas, mais moi, je me lève, je dois partir, j’ai perdu, je dois partir, inconfort.
J’avais prévu du temps et du silence pour envelopper cette reprise de parole. Comment envelopper le temps et le silence doucement imposés, pesant léger sous ton regard bienveillant, d’autre temps, d’autre silence ? Je réalise sur le chemin du retour que l’indélicate avait tort : ce n’était pas mieux avant, car maintenant, je t’ai rencontrée.
Marie Cantos, novembre 2015