Célia Muller :
Le Souffle indistinct des images
Pour le site Internet de l’artiste,
à l’invitation de La Conserverie, un lieu d’archives [Metz]
Cela fait
quelque temps que je consulte « ici », mais je n’avais jamais croisé
qui que ce soit. Cela va sans dire, « cela fait partie du cadre ». Je
n’avais jamais croisé qui que ce soit, ni attendu mon tour en sa présence
importune.
La salle
d’attente est plongée dans une douce pénombre. J’avise l’interrupteur, à côté
de la porte d’entrée. Je n’ose bouger ; allumer le plafonnier m’apparaît
plus inapproprié encore que cette nuit qui tombe entre la femme assise en face,
et moi. Elle est incroyablement belle. Je me dis, assez naïvement, qu’elle est « belle
comme une actrice de cinéma américain », fatale. Plus tard, en tentant de
la décrire à « la personne que je viens consulter ici », je me
rendrai compte de mon incapacité à la décrire précisément. Tout
m’échappera : son visage, pourtant fascinant, et jusqu’à la couleur de sa
peau, ses yeux, ses cheveux. Je me remémorerai, là, en séance, un des films culte
de ma jeunesse, Lost Highway de David Lynch (1997). La même
actrice (Patrice Arquette) y campe les deux héroïnes principales, l’une blonde l’autre
brune. Mais alors, dans cette salle d’attente s’enfonçant dans l’obscurité, et
ne sachant laquelle de nous deux s’était trompée, laquelle de nous deux serait
renvoyée chez elle par « la personne que nous venions toutes deux,
visiblement, consulter ici », elle rompt le silence et commence à se
raconter. Elle avait fini par atterrir là, faute de diagnostic probant,
« et d’une oreille prompte à l’écouter et l’entendre » me formule-je
en moi-même, à la suite de dissolutions répétées de son être, dans la lumière.
Je n’avais jamais entendu une chose pareille. Les seules représentations qui
s’offrent à moi, à l’écoute de ses expériences extraordinaires, sont celles
d’âmes littéralement noyées par la grâce divine ou inversement aspirées par
d’improbables vaisseaux (extraterrestres ? également divins ?)
lévitant temporairement au-dessus de la terre. Pourtant, je me sens en profonde
empathie avec la souffrance de cette beauté surréelle, moi qui tente péniblement,
« ici », deux fois par semaine, de me débarrasser des petites
pastilles lumineuses qui ne quittent plus mon champ de vision depuis des mois.
J’ai fait tous les examens possibles, je n’ai « rien ». Le corps
médical a suggéré que je recherche une « autre cause ». Mon entourage
amical a parachevé de me convaincre : une « prise en charge
psy » aide parfois à gérer les acouphènes, pourquoi pas une persistance
rétinienne ?
Cette
histoire lassait, je le voyais bien. Tout avait commencé de manière assez
banale. Mon fils, tout-jeune, semblait avoir maille à partir avec l’école, et
sa dose de violence sourde. La cour de récréation était peu à peu devenue le
lieu de tous les supplices pour lui. Il en régurgitait des visions
cauchemardesques dont je saisissais les bribes au vol, à son réveil. Des cols
roulés dont les côtes de laine, épaisses, devenaient de puissantes mâchoires. Des
chemisettes blanches dans le ventre desquelles suffoquait un visage-linceul
enveloppé comme dans une toile de Magritte, un bras innocent en clef sur son
cou. Des mains, des mains partout, rangées, sorties, glissées, entre-deux, des
mains qui cherchent, c’est certain. Il avait très vite réclamé que l’on
ressorte la veilleuse de sa petite enfance. Durant son sommeil, d’abord, et
puis, progressivement, durant toute la journée. Ce qui n’était qu’une
décoloration sur la rétine de la nuit avait lentement diffusé sa lumière
infernale et, sans que je m’en aperçoive, avait progressivement brûlé les
miennes, de rétines.1
***
« Que dire de l’image telle qu’elle se donne dans le rêve ? En un sens, rien d’autre
que ceci – ‟les éléments de contenu […] se comportent comme des imagesˮ et ils
sont ‟semblablesˮ aux perceptions et aux représentations du souvenir. Ce
qui fait l’image – pour autant qu’il conviendrait au rêve de décider
psychologiquement ce qu’elle est au fond – c’est ce comportement muet,
quasi autistique, de l’image en face d’elle-même. L’image ne reflète ni ne
réfléchit en rien car elle est le miroir-écran d’une vision qui, privée de mot,
est dépourvue de regard. Comme si l’image devenait pour un instant le visage
d’une vue qui ne le voit pas. […] On dirait alors que ce qu’on appelle image est, un instant, l’effet produit par le langage dans son brusque
assourdissement. Savoir cela, ce serait savoir que, dans la critique esthétique
comme dans la psychanalyse, l’image est arrêt sur le langage, l’instant
d’abîme du mot. La voix peut prononcer le mot mais le mot impose le silence au
langage. […] Étrange technique de renversement que comporterait ainsi
l’image : produire au plus obscure la vue plastique éclairante, effectuer
une surface du fond2. »
Ce qui m’a d’abord saisie, lorsque
j’ai rencontré le travail de Célia Muller, c’est la puissance évocatrice
(évocatoire, presque) de ses œuvres – des dessins principalement, et quelques
objets tels que les bottines lacées de Je passe (2019) sur la semelle
desquelles s’écrit cette étrange sentence, ou bien encore la pelle gravée de J’ai fait un
rêve #1 (2019) sur le manche de laquelle, cette fois-ci, une litanie de « pour… »
(« pour se dépenser / pour transpirer / pour faire une pause / pour
respirer / pour comprendre / pour ne rien trouver […] ») Et en regard de
la bien-nommée J’ai fait un rêve #1, datant de l’année
suivante : J’ai fait un rêve #2 (2020), un immense dessin de
400 x 544 cm aux pigments d’oxyde de fer noir, une vague qui submerge le corps
de celles et ceux qui l’observent. Des sensations amniotiques ? Le fameux
« sentiment océanique » ? La vague, sublime, que l’on ne verra
certainement jamais ainsi dans la réalité, que quelques films, quelques
documentaires sportifs ou animaliers peut-être aussi, capteront et inscriront
instantanément dans le registre du désir et du risque.
Des images
presque, ces dessins, ces objets, dans leur puissance d’évocation largement
liée à des souvenirs cinématographiques et plus généralement des fantasmes
archétypiques. Où l’on retrouve la femme fatale, les talons, les lacets, tous
les clichés vénéneux qu’elle fait ondoyer dans son sillage et que le « Je
passe » matérialise avec humour. Mais qui passe ainsi, en réalité, l’air
de rien, si ce n’est la Grande Faucheuse ? De même qu’on ne me fera pas
regarder une pelle comme une amatrice de jardinage. Ou si peu. Allons,
allons : lesquel·le·s d’entre nous ne songent pas immanquablement aux
innombrables films où « ça creuse » ? La tombe d’un·e autre,
celle du héros, de l’héroïne, avec l’assurance de manger les pissenlits par la
racine, mort·e·s ou pire, bien vivant·e·s – creuser sa tombe allant de pair avec
la peur d’être enterré·e… un peu trop tôt.
Enfouir, n’est-ce
pas ce que l’on fait tou·te·s fort bien pour « arranger les choses »,
dissimuler ce qui ne saurait être vu, ce qu’on ne souffrira plus de voir – que
ce soit dans la mémoire ou au fond du jardin ? Creuser, pour trouver,
retrouver[3]. Sur
la pelle toujours, la litanie de « pour » s’achevant :
« […] pour le temps passé à chercher / sans chercher à trouver. // j’ai
tenu la surface, / je l’ai serrée, / frottée. // Longtemps // à force de
recherches // les phalanges / en ont perdu / leurs empreintes // la surface /
sa mémoire. » Ce poème de l’artiste m’a rappelé cet ami très cher atteint
de dermatillomanie qui était parvenu à faire disparaître ses empreintes digitales,
épuisées par ses sempiternels assauts. Le même ami était retourné voir Lost
Highway vingt-sept fois lors de sa sortie. Nous étions jeunes et
obsessionnel·le·s – « mais tout de même ! ». Il y a de cela
aussi dans cet œuvre fuligineux : des road-trips d’une infinie
mélancolie – vacances en famille, enfant, voyages entre ami·e·s,
adolescent·e·s, jeunes adultes. La route, les bandes blanches qui s’étirent, se
superposent, trace une ligne de fuite, sans point final, le paysage par bribes
allusives, sfumato de vitesse et de buée, zones de sur-attention
détachées de l’ennui. Il faut que je rentre chez moi, 2017.Mélancolie, 2017. Histoires, 2017-2018.
***
« La
croyance endopsychique du rêveur dans ce qu’il vit en rêve n’est-elle pas
d’autant plus intense que les images doivent en toute équivoque prendre un
comportement mimétique de perception et de mémoire ? Les images qui
adoptent ainsi l’apparence d’une netteté plastique joueraient le rôle d’un
leurre psychologique. Tandis que d’autres images – parfois dans le même rêve –
paraissent au rêveur n’avoir pour seul support et pour seule consistance de
matériau que leur apparaître fantomatique. Peut-être ces images
« fantomatiques comme un souffle indistinct » sont-elles coextensives
des paroles des morts[4]. »
On retrouve
çà et là dans les dessins de Célia Muller ces hantises collectives évoquées
plus haut, s’agrégeant parfois au sein d’une même composition comme les idées
les plus claires peuvent se télescoper pour produire de l’ombre. « Le
sommeil de la raison engendre des monstres[5]. »
La récente série De Nuages en marécages (2022) en est
emblématique. Avec à l’œuvre, bien évidemment, le « ce que vous voyez
n’est pas forcément ce que vous voyez » qui irrigue toute une partie du
cinéma : De Nuages en marécages, 01 : une roue de vélo
(attachée à un cadre ? oubliée là ?) bien réelle, et l’ombre, dense,
ramassée, presque assise sur cette roue comme sur un fauteuil roulant, dont on
comprend, parce qu’il le faut, qu’elle appartient à cette autre ombre
(quelqu’un, donc), ombre tronquée par le cadre et sa nuit qui détrempe le
dessin. Cet ami dermatillomaniaque m’avait doctement déclaré, un jour, que
notre ombre était, « de toutes manières », toujours plus grande que
nous-même. La grisaille de notre adolescence lui donna longtemps raison, puis
quelques séjours sous le soleil crû de midi me firent réaliser la douce ineptie
de la chose. Mon ombre s’y ratatinait à hauteur de genou, au mieux. Une poix,
mais une poix circonscrite. Que faire des ombres des dessins de Célia Muller,
qui laissent difficilement identifier le corps et son fantôme, voire incarnent
l’un et l’autre avec la même densité ?
Et l’on en croise,
des fantômes, dans les dessins de Célia Muller. Peut-être parce que ceux-ci
sont comme les spectres des photographies dont l’artiste se sert quasi toujours
pour travailler. Des photographies qui sont déjà, en elles-mêmes des apparitions,
des réceptacles pour les âmes qui les regardent et celles qui s’y lovent pour
l’éternité. Des photographies qu’elle prend parfois, mais qu’elle exhume le
plus souvent d’archives familiales – les siennes ou, très régulièrement, celles
de l’incroyable fonds de La Conserverie à Metz, conservatoire national de
l’album de famille. Des photographies qu’elle recadre toujours[6]. Au-delà
de la nécessaire réappropriation, le recadrage lui permet d’une part
d’accentuer l’étrangeté de certaines scènes et d’autre part d’étendre encore
davantage l’hors-champ inhérent à toute photographie. L’hors-champ des
photographies choisies par l’artiste s’épaissit, de fait, d’autant plus que la
coupe est importante. Et il se complexifie encore à mesure que les personnages
se donnent à nous, parfois en tant qu’image (par exemple, une statue, dans De
Nuages en marécages, 02), parfois même en tant qu’image dans l’image se
mettant elle-même en scène, et nous regardant (De Nuages en marécages, 03).
Étrangement, tous ces revenants, qu’ils parlent d’histoires intimes et
personnelles ou bien de rapport à l’image et à sa fabrication, ne sont pas les
plus nombreux. L’armée des ombres, dans les dessins de Célia Muller, ce sont
les gens. Les « vrais gens » – qui posent, même.
Mais toutes
ces énigmes visuelles parlent encore distinctement. Peut-être appartiennent-elles
aux « leurres » évoqués par Pierre Fédida. Aux côtés des archétypes
et autres images-symboles que le cinéma s’occupe de faire infuser durablement
en nous. Avec la virtuosité extrême du traitement plastique lui-même qu’il faut
tout de même souligner, bien que l’art de Célia Muller ne réside clairement pas
là. Toutes ces images parlent encore distinctement. Que nous ne comprenions
absolument rien à ce qu’elles articulent pourtant haut et fort reste tout à
fait normal. Nous sommes aux prises avec la nuit. Et dans cette nuit, cillent
d’autres images, « fantomatiques comme un souffle indistinct ». Ce
sont ces mouvements à la périphérie de la vision, cet indiscernable prenant
contour à la faveur d’un regard de biais, cette acuité inédite retrouvée une
fois les lumières tamisées, ruisselant de manière éparse et tombant parfois là
où la clarté les avait oubliées. « C’est cela ! » me suis-je
dit. Ces dessins activent les « bâtonnets » (ou photorécepteurs
latéraux), ceux de la vision imprécise, en niveaux de gris. Une chapelle qui
émerge d’un bois clairsemé, une lueur qu’on devine à peine (De Nuages en
marécages, 17). Et puis… des fondus. Au noir, au blanc. Ou
plutôt : l’instant d’avant. Les dessins de Célia Muller n’ont rien de
labile, leur encre de tatouage imprégnée à cœur ; pourtant, ils semblent,
à l’instar des paysages et des personnages qui les hantent, sur le point de se
dissoudre dans la lumière ou dans l’obscurité. Un flash. Du blanc. Du noir. Et
ce que l’on croyait avoir approché – souvenir longtemps occulté, bribe de rêve
à peine attrapée – part en fumée.
***
« Alors,au fond, l’image dont on suppose qu’elle serait le masque de la mémoire
du langage tiendrait celle-ci aphasique de la vision des visages. Quels
visages ? Sans doute, apprendra-t-on, ceux disparus que détiennent les noms.
Mais le visage que voit l’image, toujours le même et méconnaissable comme celui
de la personne propre quels que soient les aspects que le rêve lui
confie, est au fond le visage du mort insouvenable. […] Seulement, la
parole venant avec l’acte de nommer, l’acte des noms sera dans cette mesure
l’acte de délivrer le visage des visages, par fragments. Et il convient
d’ajouter que si le deuil est l’œuvre du rêve, ce deuil concerne l’inoubliable.
Car le mort en son visage qui est au fond de l’image – s’il est, en
effet, oublié par le vivant en son nom (c’est comme cela que l’on justifie
habituellement la vie) – est ce visage que l’homme en mourant cherche à
rejoindre pour s’approprier sa mort, tandis qu’il espère encore des vivants la
grâce de se laisser former en eux son visage, celui qui s’écrira et s’inscrira
pour le temps de la mémoire du deuil. »[7]
Ce qui part
en fumée, aussi, dans les dessins de Célia Muller, ce sont les visages. Passée
la sidération face aux images que l’artiste produit, c’est ce qui m’a
probablement le plus troublée. Une nageuse suspendue au-dessus de la surface de
l’eau : explosion du visage, dissémination des traits (De Nuages en
marécages, 05). Une femme, une petite fille sur les genoux, (une mère
et sa fille ?), posant devant un belvédère : atomisation des
expressions, évaporation posée (De Nuages en marécages, 07). Une
femme encore, courant dans un champ : embrasement païen, visage et cheveux
au vent et au feu (De Nuages en marécages, 11). Une femme
toujours, émergeant de sa baignade : comme à moitié décapitée, le restant
de sa tête montant au ciel en un épais fumet noir. Quand ils demeurent là,
presque saisissables, les visages du peuple silencieux de Célia Muller sont
défigurés (par un cri / un pleur tel que l’enfant de De Nuages en marécages,
10, par exemple), rendu à l’anonymat par le voile d’une inexplicable ombre
(l’homme posant devant une vallée encaissée par le brouillard de De
Nuages en marécages, 13) ou bien protégés par un effet de surimpression
photographique, brouillant de manière plus ou moins invasive leur déchiffrement
(Je t’écris toujours – Le Bel ouvrage #2). Quand ils demeurent
là, écris-je, car, nous l’avons souligné plus haut, le travail de recadrage de
l’artiste, systématique et méticuleux, s’attèle en tout premier lieu à faire
tomber les têtes.
Alors, bien
sûr, au sein de ces images particulières, le retrait des visages autorise la
liquéfaction des identités, comme dans les rêves et cauchemars. Un même
personnage y est, en toute logique et continuité, telle puis telle personne,
connue, reconnue ou inconnue, puis encore telle autre. Bien sûr, il permet
également à chacun·e d’entre nous de se projeter, et de projeter là des visages
plus familiers. J’ai (un peu) lu (et oublié) Lévinas[8].
Je ne parvenais pas à réconcilier la terrible absence de visage avec la douceur
réparatrice des visions créées par Célia Muller. En l’absence de visages, les
déferlements les plus terrifiants, voire brutaux, pouvaient s’autoriser. Mais
non, les fantômes de l’artiste, même au cœur des fictions les plus sombres (les
leurs, les siennes, les nôtres) ne basculent jamais dans l’horrifique. Je leur
rends un visage, que je ne saurais décrire, que j’ai déjà oublié, comme Lévinas
rappelle qu’il faudrait ne plus savoir quelle était la couleur des yeux de
notre interlocuteur·rice, trop aspiré·e par l’impression faite par ce visage. J’ai
donc assez peu lu Lévinas – de philosophie en général. Mais je me suis prise à
redescendre du haut de la bibliothèque un gros pavé que je n’avais pas
feuilleté depuis longtemps et que je ne m’attendais certainement pas à relire
pour ce texte : Mille plateaux de Gilles Deleuze & Félix
Guattari. J’ai souri intérieurement en me disant que convoquer Deleuze à la
suite d’un psychanalyste le ferait certainement se retourner dans sa
tombe ; puis, je me suis rappelé que Fédida restait précisément l’un·e des
seul·e·s tenant·e·s de la psychanalyse à avoir trouvé grâce (et plus) aux yeux
du philosophe. Précisément parce que Fédida fait du site de l’analyse un espace
« entre », et que toute sa pensée s’articulait autour de
l’intersubjectivité. Il y avait, dans mon souvenir, un article de Mille plateauxqu’il me fallait relire à tout prix : « Année Zéro – Visagéité ». L’agacement
face au style techniciste passé, je compris que cet effacement des visages dans
les dessins de Célia Muller avait quelque chose de cette réinvention du visage
qu’appelaient Deleuze & Guattari : « Nous pouvons alors proposer
la distinction suivante : le visage fait partie d’un système
surface-trous, surface-trouée. Mais ce système ne doit surtout pas être
confondu avec le système volume-cavité propre au corps (proprioceptif). La tête
est comprise dans le corps, mais pas le visage. […] Même humaine, la tête n’est
pas forcément un visage. Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de
faire partir du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle
cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque
le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par
quelque chose qu’on appellera Visage[9]. »Et,
un peu plus loin : « Si la tête, même humaine, n’est pas forcément
le visage, le visage est produit dans l’humanité, mais par une nécessité qui
n’est pas celle des hommes ‟en général”. Le visage n’est pas animal, mais il
n’est pas plus humain en général, il y a même quelque chose d’absolument
inhumain dans le visage. […] Au point que si l’homme a un destin, ce sera
plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir
imperceptible, devenir clandestin […]. Oui, le visage a un grand avenir à
condition d’être détruit, défait. En route vers l’asignifiant, l’asubjectif[10]. »
Il y a de
cela, lorsque les corps se fondent les uns dans les autres, avec le paysage
alentour, la brume les gagnant, la tête évaporée. Un devenir imperceptible,
mais un devenir luciole. Comme cette forme blanche (peut-on parler de
silhouette ?), à l’orée d’un bois (De Nuages en marécages, 04).
Quelques estompes semblent avoir foulé un chemin jusqu’à elle – serait-elle
réelle, aurait-elle un corps, une masse appesantie à chaque pas sur le tapis
d’herbes hautes ? Un arbre s’est détaché du décor ; elle apparaît
tournée vers lui et le point le plus immaculé de son être (son corsage
blanc ?) converse avec d’autres points lumineux accrochés aux branches.
***
« Rendre
visible, c’est attribuer sensation, sensorialité au visuel défasciné de la
vue. Le dessin possède l’insistance de la question. […] Un peu comme s’il
fallait dire que les visages ne supportent plus la parole qui le voit et les
laisse à découvert. C’est là que la violence du vu menace le langage : par
la mise à découvert violente du visage et par un effet de masse qui se saisit
du visage et de la parole pour les immobiliser. Paradoxalement, le retrait des
visages, chacun à son ombre, est à la fois la condition anamnésique de la
parole et de l’écoute. C’est aussi l’espace d’engendrement de
l’événement-visage, c’est-à-dire de l’événement d’une visualité qui donne
visage aux images. Il y a quelque chose de si essentiel dans le visage auquel
la parole du rêve accède et que la vue anéantit. […] L’activité associative
sollicité en analyse de la parole par le rêve est cette mise en fragments des
images de telle sorte qu’elles se dissolvent, se dé-fascinent et qu’elles
accèdent par les mots qui les prononcent à la métaphore sensorielle de leur
visage. […] Comme dans le rêve, le visage touche au mort[11]. »
Le trouble
dans lequel m’avait plongée l’apparente contradiction entre absence de visage
et empathie profonde m’a, me suis-je dit ensuite, fait oublier l’origine même
du terme « image ». Il tire son étymologie du latin imago,
imaginis, signifiant portait, effigie, représentation et, de là,
apparition, évocation, image. Comment ne pas avoir mentionné plus tôt,
s’agissant d’une pratique de dessin (principalement) créant des images à partir
d’autres images, que l’imago était, dans la Rome antique, un
portrait mortuaire, souvent par empreinte ? Comment ne pas avoir mentionné
plus tôt ce lien à l’image des défunt·e·s et / ou disparu·e·s, et pas seulement
leur « souffle indistinct » faisant bruisser les rêves, mais aussi,
leurs poses à jamais captives des photographies de famille ?
L’image, qu’elle soit
mentale ou physique, s’apparenterait à une surface lisse et plane à laquelle il
serait difficile d’accéder réellement. Qui n’offrirait pas de prise(s), au sens
propre, et se comporterait comme une vitre derrière laquelle se déroulerait un
drame auquel nous n’aurions pas accès, un drame rendu muet par l’épaisseur de
la paroi de verre. L’image serait ce que l’on regarde sans voir, trop obnubilé·e·s
par ce que l’on croit devoir y voir, et par la certitude que ce que l’on doit
voir cacherait quelque chose d’autre, quelque chose d’encore plus important. Image-écran.
Que l’on contemple, sur laquelle on projette (le film, les films des autres,
les films que l’on « se fait »), et dont l’existence se résume autant
à sa seule surface qu’à l’espace, dérobé, qui se trouve derrière elle. À
l’instar du visage, l’image doit se laisser traverser en tous sens, devenir cet
espace « entre », intermédiaire et intersubjectif. Mais pour cela, il
faut lui rendre corps, lui faire la peau, lui faire unepeau. C’est peut-être ce à quoi ce serait attelée Célia Muller, sans se le
formuler ainsi. L’artiste dessine sur papier de soie – une gageure. Pas tant
pour son extrême fragilité, que l’on devine aisément lorsqu’il se donne
diaphane, mais pour sa résistance. « Il est vivant », m’avait-elle
expliqué[12]. Davantage
qu’un papier classique, le papier de soie « bouge » avec les
variations hygrométriques, s’adapte, ne gondole pas. Il se fripe, « il
vieillit », mais fait montre d’une étonnante longévité. Le terme ne serait
pas si galvaudé, on aurait envie de le qualifier de résilient, lorsque
l’artiste y dessine, dans la série Je te détesterai (2018-2019)
d’après des photographies de famille personnelles cette fois-ci, dont
l’apparente tendresse des gestes recèle en réalité une histoire plus
douloureuse. Ce papier de soie, dont le nom porte en lui toute une sensualité
fantasmatique, Célia Muller le fatigue, l’épuise. Au pastel sec et à l’encre de
tatouage. L’encre de tatouage, elle l’a découverte, un peu par hasard, vers
2017. Un fond de bouteille alors qu’elle est en panne d’encre de Chine. Un fond
de bouteille qu’elle fait sécher et dont les paillettes serviront de matière
première à ses futurs crayons (des pinceaux d’encre sèche, en réalité). Non
seulement leur texture s’avère éminemment proche de celle des pastels secs
qu’elle utilise toujours, mais elle possède une matité sans pareille et une
dureté toute particulière qui s’inscrit profondément dans les fibres du papier.
Enfin, c’est, comme son nom l’indique, une encre servant à tatouer la peau :
au-delà de l’évidente symbolique de son utilisation dans un dessin qui me
semble vouloir donner corps aux images, cette encre-là, étant extrêmement
pigmentée, ne peut, en outre, être gommée.
Ààndun (2021).
Série de 11 dessins, encre de tatouage et pastels secs sur papier de soie. Ààndun.Un terme de platt, ce francique rhénan lorrain que comprend l’artiste –
héritage familial, régional. Un terme difficilement traduisible signifiant tout
à la fois le fait d’enfiler un vêtement et d’infliger quelque chose à
quelqu’un·e. Un porté, un coup porté, une protection portée. Pour réaliser
cette série de dessins, Célia Muller a, une fois de plus, plongé dans les
archives des autres, et exhumé du fonds de La Conserverie des photographies
dites de portefeuille. Des petits formats, des portraits d’êtres aimés, des
portraits chéris, que l’on garde dans son portefeuille, sous son oreiller, au
plus près de soi, à l’abri d’un cuir, d’une étoffe, d’un objet, frottant
doucement contre, que l’on regarde souvent, que l’on sort délicatement de son
écrin protecteur, que l’on cache à nouveau là, les doigts, les doigts, les
doigts, leur empreinte, leur transpiration, le regard, à la volée ou appuyé,
toujours brûlant. De toutes les photographies de famille, les photographies
dites de portefeuille sont les plus abîmées. Trop d’égards, trop d’attentions.
Elles présentent de nombreuses décolorations, déchirures, et surtout de
nombreuses lacunes. Des trous, parfois, immenses, comme celui qui occupe
presque la place du cœur sur cette photographie d’une petite fille. Et d'autres
encore, comme autant de blessures. Pourtant, c’est au court-métrage de Jean
Genêt, Un chant d’amour (1950) que j’ai songé, au petit
trou entre les cellules des deux prisonniers, à la chorégraphie du désir qui
s’écrit à travers lui. J’ai songé à cet ouvrage du psychanalyste Didier Anzieu
aussi, Le Moi-Peau (1985), et je me suis dit que, définitivement,
le dessin de Célia Muller faisait la peau aux images sous couvert d’en adopter
les codes, et l’efficacité. Qu’il les « dé-fascinait », leur rendait
« sensorialité » et « visage » au sens de celui que Fédida
et Deleuze de manières différentes appellent, un visage traversé, une
peau-paysage.
***
« Est-ce
cela aussi, défaire le visage, ou, comme disait Miller, ne plus regarder les
yeux ou dans les yeux, mais les traverser à la nage, fermer ses propres yeux,
et faire de son corps un rayon de lumière qui se meut à une vitesse toujours
plus grande ? Bien sûr, il faut toutes les ressources de l’art, et de
l’art le plus haut[13]. »
[1] Où
vous reconnaîtrez, peut-être, quelques-uns des dessins des séries Je
t’écris toujours – Le Bel ouvrage #2 (2021) et De Nuages en
marécages (2022). D’autres aussi peut-être, tout le reste n’étant que
fiction.
[2]Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image » dans Le site de l’étranger. La Situation
psychanalytique, Paris, PUF, coll. « Psychopathologie »,
1995, pp. 187-188.
[3] « Trou(v)er »
écrivait malicieusement Célia Muller, en 2020, dans son mémoire de DNSEP,
intitulé tout aussi malicieusement Creuser / Crever – les deux
mots se superposant visuellement sur la couverture au lieu de s’y succéder.
[4] P.
Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », op. cit.,
p. 189.
[5]Titre d’une célèbre eau-forte et aquatinte de Francisco de Goya y Lucientes
(1799).
[6]Au sein d’une même série, la « scène représentée », si je puis la
nommer ainsi, va parfois occuper la quasi-intégralité de la surface de la
feuille de papier mais, bien souvent, elle va se retrouver elle-même
circonscrite à l’intérieur d’un rectangle (une fenêtre presque) qu’un important
cadre enserre (le reste de la surface du papier). Ce « cadre » n’est pas
seulement « le blanc autour du poème » car s’il peut être laissé de
la couleur du papier, en réserve, il peut également être noirci de manière à
donner l’illusion d’un support sombre dès l’origine. En outre, le rectangle de
la « scène représentée » n’est pas toujours centré et peut se déplacer,
au sein d’une même série, de manière plus ou moins importante, voire
dramatique, à l’intérieur de la feuille. Cf. notamment les séries Je te
détesterai (2018-2019), Je t’écris tjs – Le Bel ouvrage #2(2021) ou De Nuages en marécages (2022).
[7]P. Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », op. cit., p.
216. Notons que, dans « Le rêve a touché au mort », issu d’un autre recueil
d’articles intitulé Crise et contre-transfert, Pierre Fédida
écrit : « Que dire en effet du dormeur sinon qu’il a touché au mort. Tel est
l’événement de la nuit. »
[8]Emmanuel Lévinas (1906-1995). Lire notamment Éthique et infini. Dialogues
avec Philippe Nemo, Paris Fayard, 1982.
[9]Gilles Deleuze & Félix Guattari, « Année Zéro – Visagéité », dansMille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1980, p. 208.
[10] Ibid.,
pp. 209-210.
[11]Pierre Fédida, « Rêve, visage et parole » dans Crise et contre-transfert. Paris, P. U. F., Coll.
« Psychopathologie / Théorie Clinique », 1992, pp. 113-115. (À la
page 112, l’auteur avait écrit, en référence à la parole et au « questionnement
singulier et personnel » par le thérapeute : « Le questionnement
participe de l’insistance parce qu’il y a résistance. »)
[12]Lors d’un échange téléphonique, à l’automne 2022.
[13]G. Deleuze & F. Guattari, « Année Zéro – Visagéité », op. cit.,
p. 230.