Célia Muller :
Le Souffle indistinct des images


Pour le site Internet de l’artiste,
à l’invitation de La Conserverie, un lieu d’archives [Metz] 




Cela fait quelque temps que je consulte « ici », mais je n’avais jamais croisé qui que ce soit. Cela va sans dire, « cela fait partie du cadre ». Je n’avais jamais croisé qui que ce soit, ni attendu mon tour en sa présence importune.

La salle d’attente est plongée dans une douce pénombre. J’avise l’interrupteur, à côté de la porte d’entrée. Je n’ose bouger ; allumer le plafonnier m’apparaît plus inapproprié encore que cette nuit qui tombe entre la femme assise en face, et moi. Elle est incroyablement belle. Je me dis, assez naïvement, qu’elle est « belle comme une actrice de cinéma américain », fatale. Plus tard, en tentant de la décrire à « la personne que je viens consulter ici », je me rendrai compte de mon incapacité à la décrire précisément. Tout m’échappera : son visage, pourtant fascinant, et jusqu’à la couleur de sa peau, ses yeux, ses cheveux. Je me remémorerai, là, en séance, un des films culte de ma jeunesse, Lost Highway de David Lynch (1997). La même actrice (Patrice Arquette) y campe les deux héroïnes principales, l’une blonde l’autre brune. Mais alors, dans cette salle d’attente s’enfonçant dans l’obscurité, et ne sachant laquelle de nous deux s’était trompée, laquelle de nous deux serait renvoyée chez elle par « la personne que nous venions toutes deux, visiblement, consulter ici », elle rompt le silence et commence à se raconter. Elle avait fini par atterrir là, faute de diagnostic probant, « et d’une oreille prompte à l’écouter et l’entendre » me formule-je en moi-même, à la suite de dissolutions répétées de son être, dans la lumière. Je n’avais jamais entendu une chose pareille. Les seules représentations qui s’offrent à moi, à l’écoute de ses expériences extraordinaires, sont celles d’âmes littéralement noyées par la grâce divine ou inversement aspirées par d’improbables vaisseaux (extraterrestres ? également divins ?) lévitant temporairement au-dessus de la terre. Pourtant, je me sens en profonde empathie avec la souffrance de cette beauté surréelle, moi qui tente péniblement, « ici », deux fois par semaine, de me débarrasser des petites pastilles lumineuses qui ne quittent plus mon champ de vision depuis des mois. J’ai fait tous les examens possibles, je n’ai « rien ». Le corps médical a suggéré que je recherche une « autre cause ». Mon entourage amical a parachevé de me convaincre : une « prise en charge psy » aide parfois à gérer les acouphènes, pourquoi pas une persistance rétinienne ?

Cette histoire lassait, je le voyais bien. Tout avait commencé de manière assez banale. Mon fils, tout-jeune, semblait avoir maille à partir avec l’école, et sa dose de violence sourde. La cour de récréation était peu à peu devenue le lieu de tous les supplices pour lui. Il en régurgitait des visions cauchemardesques dont je saisissais les bribes au vol, à son réveil. Des cols roulés dont les côtes de laine, épaisses, devenaient de puissantes mâchoires. Des chemisettes blanches dans le ventre desquelles suffoquait un visage-linceul enveloppé comme dans une toile de Magritte, un bras innocent en clef sur son cou. Des mains, des mains partout, rangées, sorties, glissées, entre-deux, des mains qui cherchent, c’est certain. Il avait très vite réclamé que l’on ressorte la veilleuse de sa petite enfance. Durant son sommeil, d’abord, et puis, progressivement, durant toute la journée. Ce qui n’était qu’une décoloration sur la rétine de la nuit avait lentement diffusé sa lumière infernale et, sans que je m’en aperçoive, avait progressivement brûlé les miennes, de rétines.

***


« Que dire de l’image telle qu’elle se donne dans le rêve ? En un sens, rien d’autre que ceci – ‟les éléments de contenu […] se comportent comme des imagesˮ et ils sont ‟semblablesˮ aux perceptions et aux représentations du souvenir. Ce qui fait l’image – pour autant qu’il conviendrait au rêve de décider psychologiquement ce qu’elle est au fond – c’est ce comportement muet, quasi autistique, de l’image en face d’elle-même. L’image ne reflète ni ne réfléchit en rien car elle est le miroir-écran d’une vision qui, privée de mot, est dépourvue de regard. Comme si l’image devenait pour un instant le visage d’une vue qui ne le voit pas. […] On dirait alors que ce qu’on appelle image est, un instant, l’effet produit par le langage dans son brusque assourdissement. Savoir cela, ce serait savoir que, dans la critique esthétique comme dans la psychanalyse, l’image est arrêt sur le langage, l’instant d’abîme du mot. La voix peut prononcer le mot mais le mot impose le silence au langage. […] Étrange technique de renversement que comporterait ainsi l’image : produire au plus obscure la vue plastique éclairante, effectuer une surface du fond2. »


Ce qui m’a d’abord saisie, lorsque j’ai rencontré le travail de Célia Muller, c’est la puissance évocatrice (évocatoire, presque) de ses œuvres – des dessins principalement, et quelques objets tels que les bottines lacées de Je passe (2019) sur la semelle desquelles s’écrit cette étrange sentence, ou bien encore la pelle gravée de J’ai fait un rêve #1 (2019) sur le manche de laquelle, cette fois-ci, une litanie de « pour… » (« pour se dépenser / pour transpirer / pour faire une pause / pour respirer / pour comprendre / pour ne rien trouver […] ») Et en regard de la bien-nommée J’ai fait un rêve #1, datant de l’année suivante : J’ai fait un rêve #2 (2020), un immense dessin de 400 x 544 cm aux pigments d’oxyde de fer noir, une vague qui submerge le corps de celles et ceux qui l’observent. Des sensations amniotiques ? Le fameux « sentiment océanique » ? La vague, sublime, que l’on ne verra certainement jamais ainsi dans la réalité, que quelques films, quelques documentaires sportifs ou animaliers peut-être aussi, capteront et inscriront instantanément dans le registre du désir et du risque.

Des images presque, ces dessins, ces objets, dans leur puissance d’évocation largement liée à des souvenirs cinématographiques et plus généralement des fantasmes archétypiques. Où l’on retrouve la femme fatale, les talons, les lacets, tous les clichés vénéneux qu’elle fait ondoyer dans son sillage et que le « Je passe » matérialise avec humour. Mais qui passe ainsi, en réalité, l’air de rien, si ce n’est la Grande Faucheuse ? De même qu’on ne me fera pas regarder une pelle comme une amatrice de jardinage. Ou si peu. Allons, allons : lesquel·le·s d’entre nous ne songent pas immanquablement aux innombrables films où « ça creuse » ? La tombe d’un·e autre, celle du héros, de l’héroïne, avec l’assurance de manger les pissenlits par la racine, mort·e·s ou pire, bien vivant·e·s – creuser sa tombe allant de pair avec la peur d’être enterré·e… un peu trop tôt.

Enfouir, n’est-ce pas ce que l’on fait tou·te·s fort bien pour « arranger les choses », dissimuler ce qui ne saurait être vu, ce qu’on ne souffrira plus de voir – que ce soit dans la mémoire ou au fond du jardin ? Creuser, pour trouver, retrouver[3]. Sur la pelle toujours, la litanie de « pour » s’achevant : « […] pour le temps passé à chercher / sans chercher à trouver. // j’ai tenu la surface, / je l’ai serrée, / frottée. // Longtemps // à force de recherches // les phalanges / en ont perdu / leurs empreintes // la surface / sa mémoire. » Ce poème de l’artiste m’a rappelé cet ami très cher atteint de dermatillomanie qui était parvenu à faire disparaître ses empreintes digitales, épuisées par ses sempiternels assauts. Le même ami était retourné voir Lost Highway vingt-sept fois lors de sa sortie. Nous étions jeunes et obsessionnel·le·s – « mais tout de même ! ». Il y a de cela aussi dans cet œuvre fuligineux : des road-trips d’une infinie mélancolie – vacances en famille, enfant, voyages entre ami·e·s, adolescent·e·s, jeunes adultes. La route, les bandes blanches qui s’étirent, se superposent, trace une ligne de fuite, sans point final, le paysage par bribes allusives, sfumato de vitesse et de buée, zones de sur-attention détachées de l’ennui. Il faut que je rentre chez moi, 2017.Mélancolie, 2017. Histoires, 2017-2018.



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« La croyance endopsychique du rêveur dans ce qu’il vit en rêve n’est-elle pas d’autant plus intense que les images doivent en toute équivoque prendre un comportement mimétique de perception et de mémoire ? Les images qui adoptent ainsi l’apparence d’une netteté plastique joueraient le rôle d’un leurre psychologique. Tandis que d’autres images – parfois dans le même rêve – paraissent au rêveur n’avoir pour seul support et pour seule consistance de matériau que leur apparaître fantomatique. Peut-être ces images « fantomatiques comme un souffle indistinct » sont-elles coextensives des paroles des morts[4]. »



On retrouve çà et là dans les dessins de Célia Muller ces hantises collectives évoquées plus haut, s’agrégeant parfois au sein d’une même composition comme les idées les plus claires peuvent se télescoper pour produire de l’ombre. « Le sommeil de la raison engendre des monstres[5]. » La récente série De Nuages en marécages (2022) en est emblématique. Avec à l’œuvre, bien évidemment, le « ce que vous voyez n’est pas forcément ce que vous voyez » qui irrigue toute une partie du cinéma : De Nuages en marécages, 01 : une roue de vélo (attachée à un cadre ? oubliée là ?) bien réelle, et l’ombre, dense, ramassée, presque assise sur cette roue comme sur un fauteuil roulant, dont on comprend, parce qu’il le faut, qu’elle appartient à cette autre ombre (quelqu’un, donc), ombre tronquée par le cadre et sa nuit qui détrempe le dessin. Cet ami dermatillomaniaque m’avait doctement déclaré, un jour, que notre ombre était, « de toutes manières », toujours plus grande que nous-même. La grisaille de notre adolescence lui donna longtemps raison, puis quelques séjours sous le soleil crû de midi me firent réaliser la douce ineptie de la chose. Mon ombre s’y ratatinait à hauteur de genou, au mieux. Une poix, mais une poix circonscrite. Que faire des ombres des dessins de Célia Muller, qui laissent difficilement identifier le corps et son fantôme, voire incarnent l’un et l’autre avec la même densité ?

Et l’on en croise, des fantômes, dans les dessins de Célia Muller. Peut-être parce que ceux-ci sont comme les spectres des photographies dont l’artiste se sert quasi toujours pour travailler. Des photographies qui sont déjà, en elles-mêmes des apparitions, des réceptacles pour les âmes qui les regardent et celles qui s’y lovent pour l’éternité. Des photographies qu’elle prend parfois, mais qu’elle exhume le plus souvent d’archives familiales – les siennes ou, très régulièrement, celles de l’incroyable fonds de La Conserverie à Metz, conservatoire national de l’album de famille. Des photographies qu’elle recadre toujours[6]. Au-delà de la nécessaire réappropriation, le recadrage lui permet d’une part d’accentuer l’étrangeté de certaines scènes et d’autre part d’étendre encore davantage l’hors-champ inhérent à toute photographie. L’hors-champ des photographies choisies par l’artiste s’épaissit, de fait, d’autant plus que la coupe est importante. Et il se complexifie encore à mesure que les personnages se donnent à nous, parfois en tant qu’image (par exemple, une statue, dans De Nuages en marécages, 02), parfois même en tant qu’image dans l’image se mettant elle-même en scène, et nous regardant (De Nuages en marécages, 03). Étrangement, tous ces revenants, qu’ils parlent d’histoires intimes et personnelles ou bien de rapport à l’image et à sa fabrication, ne sont pas les plus nombreux. L’armée des ombres, dans les dessins de Célia Muller, ce sont les gens. Les « vrais gens » – qui posent, même.

Mais toutes ces énigmes visuelles parlent encore distinctement. Peut-être appartiennent-elles aux « leurres » évoqués par Pierre Fédida. Aux côtés des archétypes et autres images-symboles que le cinéma s’occupe de faire infuser durablement en nous. Avec la virtuosité extrême du traitement plastique lui-même qu’il faut tout de même souligner, bien que l’art de Célia Muller ne réside clairement pas là. Toutes ces images parlent encore distinctement. Que nous ne comprenions absolument rien à ce qu’elles articulent pourtant haut et fort reste tout à fait normal. Nous sommes aux prises avec la nuit. Et dans cette nuit, cillent d’autres images, « fantomatiques comme un souffle indistinct ». Ce sont ces mouvements à la périphérie de la vision, cet indiscernable prenant contour à la faveur d’un regard de biais, cette acuité inédite retrouvée une fois les lumières tamisées, ruisselant de manière éparse et tombant parfois là où la clarté les avait oubliées. « C’est cela ! » me suis-je dit. Ces dessins activent les « bâtonnets » (ou photorécepteurs latéraux), ceux de la vision imprécise, en niveaux de gris. Une chapelle qui émerge d’un bois clairsemé, une lueur qu’on devine à peine (De Nuages en marécages, 17). Et puis… des fondus. Au noir, au blanc. Ou plutôt : l’instant d’avant. Les dessins de Célia Muller n’ont rien de labile, leur encre de tatouage imprégnée à cœur ; pourtant, ils semblent, à l’instar des paysages et des personnages qui les hantent, sur le point de se dissoudre dans la lumière ou dans l’obscurité. Un flash. Du blanc. Du noir. Et ce que l’on croyait avoir approché – souvenir longtemps occulté, bribe de rêve à peine attrapée – part en fumée.



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« Alors,au fond, l’image dont on suppose qu’elle serait le masque de la mémoire du langage tiendrait celle-ci aphasique de la vision des visages. Quels visages ? Sans doute, apprendra-t-on, ceux disparus que détiennent les noms. Mais le visage que voit l’image, toujours le même et méconnaissable comme celui de la personne propre quels que soient les aspects que le rêve lui confie, est au fond le visage du mort insouvenable. […] Seulement, la parole venant avec l’acte de nommer, l’acte des noms sera dans cette mesure l’acte de délivrer le visage des visages, par fragments. Et il convient d’ajouter que si le deuil est l’œuvre du rêve, ce deuil concerne l’inoubliable. Car le mort en son visage qui est au fond de l’image – s’il est, en effet, oublié par le vivant en son nom (c’est comme cela que l’on justifie habituellement la vie) – est ce visage que l’homme en mourant cherche à rejoindre pour s’approprier sa mort, tandis qu’il espère encore des vivants la grâce de se laisser former en eux son visage, celui qui s’écrira et s’inscrira pour le temps de la mémoire du deuil. »[7]



Ce qui part en fumée, aussi, dans les dessins de Célia Muller, ce sont les visages. Passée la sidération face aux images que l’artiste produit, c’est ce qui m’a probablement le plus troublée. Une nageuse suspendue au-dessus de la surface de l’eau : explosion du visage, dissémination des traits (De Nuages en marécages, 05). Une femme, une petite fille sur les genoux, (une mère et sa fille ?), posant devant un belvédère : atomisation des expressions, évaporation posée (De Nuages en marécages, 07). Une femme encore, courant dans un champ : embrasement païen, visage et cheveux au vent et au feu (De Nuages en marécages, 11). Une femme toujours, émergeant de sa baignade : comme à moitié décapitée, le restant de sa tête montant au ciel en un épais fumet noir. Quand ils demeurent là, presque saisissables, les visages du peuple silencieux de Célia Muller sont défigurés (par un cri / un pleur tel que l’enfant de De Nuages en marécages, 10, par exemple), rendu à l’anonymat par le voile d’une inexplicable ombre (l’homme posant devant une vallée encaissée par le brouillard de De Nuages en marécages, 13) ou bien protégés par un effet de surimpression photographique, brouillant de manière plus ou moins invasive leur déchiffrement (Je t’écris toujours – Le Bel ouvrage #2). Quand ils demeurent là, écris-je, car, nous l’avons souligné plus haut, le travail de recadrage de l’artiste, systématique et méticuleux, s’attèle en tout premier lieu à faire tomber les têtes.

Alors, bien sûr, au sein de ces images particulières, le retrait des visages autorise la liquéfaction des identités, comme dans les rêves et cauchemars. Un même personnage y est, en toute logique et continuité, telle puis telle personne, connue, reconnue ou inconnue, puis encore telle autre. Bien sûr, il permet également à chacun·e d’entre nous de se projeter, et de projeter là des visages plus familiers. J’ai (un peu) lu (et oublié) Lévinas[8]. Je ne parvenais pas à réconcilier la terrible absence de visage avec la douceur réparatrice des visions créées par Célia Muller. En l’absence de visages, les déferlements les plus terrifiants, voire brutaux, pouvaient s’autoriser. Mais non, les fantômes de l’artiste, même au cœur des fictions les plus sombres (les leurs, les siennes, les nôtres) ne basculent jamais dans l’horrifique. Je leur rends un visage, que je ne saurais décrire, que j’ai déjà oublié, comme Lévinas rappelle qu’il faudrait ne plus savoir quelle était la couleur des yeux de notre interlocuteur·rice, trop aspiré·e par l’impression faite par ce visage. J’ai donc assez peu lu Lévinas – de philosophie en général. Mais je me suis prise à redescendre du haut de la bibliothèque un gros pavé que je n’avais pas feuilleté depuis longtemps et que je ne m’attendais certainement pas à relire pour ce texte : Mille plateaux de Gilles Deleuze & Félix Guattari. J’ai souri intérieurement en me disant que convoquer Deleuze à la suite d’un psychanalyste le ferait certainement se retourner dans sa tombe ; puis, je me suis rappelé que Fédida restait précisément l’un·e des seul·e·s tenant·e·s de la psychanalyse à avoir trouvé grâce (et plus) aux yeux du philosophe. Précisément parce que Fédida fait du site de l’analyse un espace « entre », et que toute sa pensée s’articulait autour de l’intersubjectivité. Il y avait, dans mon souvenir, un article de Mille plateauxqu’il me fallait relire à tout prix : « Année Zéro – Visagéité ». L’agacement face au style techniciste passé, je compris que cet effacement des visages dans les dessins de Célia Muller avait quelque chose de cette réinvention du visage qu’appelaient Deleuze & Guattari : « Nous pouvons alors proposer la distinction suivante : le visage fait partie d’un système surface-trous, surface-trouée. Mais ce système ne doit surtout pas être confondu avec le système volume-cavité propre au corps (proprioceptif). La tête est comprise dans le corps, mais pas le visage. […] Même humaine, la tête n’est pas forcément un visage. Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partir du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel – lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose qu’on appellera Visage[9]. »Et, un peu plus loin : « Si la tête, même humaine, n’est pas forcément le visage, le visage est produit dans l’humanité, mais par une nécessité qui n’est pas celle des hommes ‟en général”. Le visage n’est pas animal, mais il n’est pas plus humain en général, il y a même quelque chose d’absolument inhumain dans le visage. […] Au point que si l’homme a un destin, ce sera plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin […]. Oui, le visage a un grand avenir à condition d’être détruit, défait. En route vers l’asignifiant, l’asubjectif[10]. »

Il y a de cela, lorsque les corps se fondent les uns dans les autres, avec le paysage alentour, la brume les gagnant, la tête évaporée. Un devenir imperceptible, mais un devenir luciole. Comme cette forme blanche (peut-on parler de silhouette ?), à l’orée d’un bois (De Nuages en marécages, 04). Quelques estompes semblent avoir foulé un chemin jusqu’à elle – serait-elle réelle, aurait-elle un corps, une masse appesantie à chaque pas sur le tapis d’herbes hautes ? Un arbre s’est détaché du décor ; elle apparaît tournée vers lui et le point le plus immaculé de son être (son corsage blanc ?) converse avec d’autres points lumineux accrochés aux branches.



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« Rendre visible, c’est attribuer sensation, sensorialité au visuel défasciné de la vue. Le dessin possède l’insistance de la question. […] Un peu comme s’il fallait dire que les visages ne supportent plus la parole qui le voit et les laisse à découvert. C’est là que la violence du vu menace le langage : par la mise à découvert violente du visage et par un effet de masse qui se saisit du visage et de la parole pour les immobiliser. Paradoxalement, le retrait des visages, chacun à son ombre, est à la fois la condition anamnésique de la parole et de l’écoute. C’est aussi l’espace d’engendrement de l’événement-visage, c’est-à-dire de l’événement d’une visualité qui donne visage aux images. Il y a quelque chose de si essentiel dans le visage auquel la parole du rêve accède et que la vue anéantit. […] L’activité associative sollicité en analyse de la parole par le rêve est cette mise en fragments des images de telle sorte qu’elles se dissolvent, se dé-fascinent et qu’elles accèdent par les mots qui les prononcent à la métaphore sensorielle de leur visage. […] Comme dans le rêve, le visage touche au mort[11]. »



Le trouble dans lequel m’avait plongée l’apparente contradiction entre absence de visage et empathie profonde m’a, me suis-je dit ensuite, fait oublier l’origine même du terme « image ». Il tire son étymologie du latin imago, imaginis, signifiant portait, effigie, représentation et, de là, apparition, évocation, image. Comment ne pas avoir mentionné plus tôt, s’agissant d’une pratique de dessin (principalement) créant des images à partir d’autres images, que l’imago était, dans la Rome antique, un portrait mortuaire, souvent par empreinte ? Comment ne pas avoir mentionné plus tôt ce lien à l’image des défunt·e·s et / ou disparu·e·s, et pas seulement leur « souffle indistinct » faisant bruisser les rêves, mais aussi, leurs poses à jamais captives des photographies de famille ?

L’image, qu’elle soit mentale ou physique, s’apparenterait à une surface lisse et plane à laquelle il serait difficile d’accéder réellement. Qui n’offrirait pas de prise(s), au sens propre, et se comporterait comme une vitre derrière laquelle se déroulerait un drame auquel nous n’aurions pas accès, un drame rendu muet par l’épaisseur de la paroi de verre. L’image serait ce que l’on regarde sans voir, trop obnubilé·e·s par ce que l’on croit devoir y voir, et par la certitude que ce que l’on doit voir cacherait quelque chose d’autre, quelque chose d’encore plus important. Image-écran. Que l’on contemple, sur laquelle on projette (le film, les films des autres, les films que l’on « se fait »), et dont l’existence se résume autant à sa seule surface qu’à l’espace, dérobé, qui se trouve derrière elle. À l’instar du visage, l’image doit se laisser traverser en tous sens, devenir cet espace « entre », intermédiaire et intersubjectif. Mais pour cela, il faut lui rendre corps, lui faire la peau, lui faire unepeau. C’est peut-être ce à quoi ce serait attelée Célia Muller, sans se le formuler ainsi. L’artiste dessine sur papier de soie – une gageure. Pas tant pour son extrême fragilité, que l’on devine aisément lorsqu’il se donne diaphane, mais pour sa résistance. « Il est vivant », m’avait-elle expliqué[12]. Davantage qu’un papier classique, le papier de soie « bouge » avec les variations hygrométriques, s’adapte, ne gondole pas. Il se fripe, « il vieillit », mais fait montre d’une étonnante longévité. Le terme ne serait pas si galvaudé, on aurait envie de le qualifier de résilient, lorsque l’artiste y dessine, dans la série Je te détesterai (2018-2019) d’après des photographies de famille personnelles cette fois-ci, dont l’apparente tendresse des gestes recèle en réalité une histoire plus douloureuse. Ce papier de soie, dont le nom porte en lui toute une sensualité fantasmatique, Célia Muller le fatigue, l’épuise. Au pastel sec et à l’encre de tatouage. L’encre de tatouage, elle l’a découverte, un peu par hasard, vers 2017. Un fond de bouteille alors qu’elle est en panne d’encre de Chine. Un fond de bouteille qu’elle fait sécher et dont les paillettes serviront de matière première à ses futurs crayons (des pinceaux d’encre sèche, en réalité). Non seulement leur texture s’avère éminemment proche de celle des pastels secs qu’elle utilise toujours, mais elle possède une matité sans pareille et une dureté toute particulière qui s’inscrit profondément dans les fibres du papier. Enfin, c’est, comme son nom l’indique, une encre servant à tatouer la peau : au-delà de l’évidente symbolique de son utilisation dans un dessin qui me semble vouloir donner corps aux images, cette encre-là, étant extrêmement pigmentée, ne peut, en outre, être gommée.

Ààndun (2021). Série de 11 dessins, encre de tatouage et pastels secs sur papier de soie. Ààndun.Un terme de platt, ce francique rhénan lorrain que comprend l’artiste – héritage familial, régional. Un terme difficilement traduisible signifiant tout à la fois le fait d’enfiler un vêtement et d’infliger quelque chose à quelqu’un·e. Un porté, un coup porté, une protection portée. Pour réaliser cette série de dessins, Célia Muller a, une fois de plus, plongé dans les archives des autres, et exhumé du fonds de La Conserverie des photographies dites de portefeuille. Des petits formats, des portraits d’êtres aimés, des portraits chéris, que l’on garde dans son portefeuille, sous son oreiller, au plus près de soi, à l’abri d’un cuir, d’une étoffe, d’un objet, frottant doucement contre, que l’on regarde souvent, que l’on sort délicatement de son écrin protecteur, que l’on cache à nouveau là, les doigts, les doigts, les doigts, leur empreinte, leur transpiration, le regard, à la volée ou appuyé, toujours brûlant. De toutes les photographies de famille, les photographies dites de portefeuille sont les plus abîmées. Trop d’égards, trop d’attentions. Elles présentent de nombreuses décolorations, déchirures, et surtout de nombreuses lacunes. Des trous, parfois, immenses, comme celui qui occupe presque la place du cœur sur cette photographie d’une petite fille. Et d'autres encore, comme autant de blessures. Pourtant, c’est au court-métrage de Jean Genêt, Un chant d’amour (1950) que j’ai songé, au petit trou entre les cellules des deux prisonniers, à la chorégraphie du désir qui s’écrit à travers lui. J’ai songé à cet ouvrage du psychanalyste Didier Anzieu aussi, Le Moi-Peau (1985), et je me suis dit que, définitivement, le dessin de Célia Muller faisait la peau aux images sous couvert d’en adopter les codes, et l’efficacité. Qu’il les « dé-fascinait », leur rendait « sensorialité » et « visage » au sens de celui que Fédida et Deleuze de manières différentes appellent, un visage traversé, une peau-paysage.



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« Est-ce cela aussi, défaire le visage, ou, comme disait Miller, ne plus regarder les yeux ou dans les yeux, mais les traverser à la nage, fermer ses propres yeux, et faire de son corps un rayon de lumière qui se meut à une vitesse toujours plus grande ? Bien sûr, il faut toutes les ressources de l’art, et de l’art le plus haut[13]. »






[1] Où vous reconnaîtrez, peut-être, quelques-uns des dessins des séries Je t’écris toujours – Le Bel ouvrage #2 (2021) et De Nuages en marécages (2022). D’autres aussi peut-être, tout le reste n’étant que fiction.

[2]Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image » dans Le site de l’étranger. La Situation psychanalytique, Paris, PUF, coll. « Psychopathologie », 1995, pp. 187-188.

[3] « Trou(v)er » écrivait malicieusement Célia Muller, en 2020, dans son mémoire de DNSEP, intitulé tout aussi malicieusement Creuser / Crever – les deux mots se superposant visuellement sur la couverture au lieu de s’y succéder.

[4] P. Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », op. cit., p. 189.

[5]Titre d’une célèbre eau-forte et aquatinte de Francisco de Goya y Lucientes (1799).

[6]Au sein d’une même série, la « scène représentée », si je puis la nommer ainsi, va parfois occuper la quasi-intégralité de la surface de la feuille de papier mais, bien souvent, elle va se retrouver elle-même circonscrite à l’intérieur d’un rectangle (une fenêtre presque) qu’un important cadre enserre (le reste de la surface du papier). Ce « cadre » n’est pas seulement « le blanc autour du poème » car s’il peut être laissé de la couleur du papier, en réserve, il peut également être noirci de manière à donner l’illusion d’un support sombre dès l’origine. En outre, le rectangle de la « scène représentée » n’est pas toujours centré et peut se déplacer, au sein d’une même série, de manière plus ou moins importante, voire dramatique, à l’intérieur de la feuille. Cf. notamment les séries Je te détesterai (2018-2019), Je t’écris tjs – Le Bel ouvrage #2(2021) ou De Nuages en marécages (2022).

[7]P. Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », op. cit., p. 216. Notons que, dans « Le rêve a touché au mort », issu d’un autre recueil d’articles intitulé Crise et contre-transfert, Pierre Fédida écrit : « Que dire en effet du dormeur sinon qu’il a touché au mort. Tel est l’événement de la nuit. »

[8]Emmanuel Lévinas (1906-1995). Lire notamment Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris Fayard, 1982.

[9]Gilles Deleuze & Félix Guattari, « Année Zéro – Visagéité », dansMille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 208.

[10] Ibid., pp. 209-210.

[11]Pierre Fédida, « Rêve, visage et parole » dans Crise et contre-transfert. Paris, P. U. F., Coll. « Psychopathologie / Théorie Clinique », 1992, pp. 113-115. (À la page 112, l’auteur avait écrit, en référence à la parole et au « questionnement singulier et personnel » par le thérapeute : « Le questionnement participe de l’insistance parce qu’il y a résistance. »)

[12]Lors d’un échange téléphonique, à l’automne 2022.

[13]G. Deleuze & F. Guattari, « Année Zéro – Visagéité », op. cit., p. 230.