Laurence De Leersnyder :
Les Formes du retrait



Pour la publication de fin de résidence de l’artiste, en 2014,
à l’Espace d’art contemporain Hec [Jouy-en-Josas]





Une équation à trois termes

C’est une équation à trois termes que Laurence De Leersnyder reformule à chaque invitation : un matériau, un geste, un espace. Dans son atelier, elle expérimente des liens entre gestes et matériaux. Dans les espaces où elle est invitée à intervenir, elle projette une forme.

Pas d’idée préalable, pas de concept sous-jacent, mais une attention au faire. Pas de hasard non plus : il ne s’agit pas de laisser la matière opérer à sa guise. L’artiste choisit lesdits matériaux pour des propriétés physiques, symboliques ou esthétiques qu’elle fatigue, voire contrarie. Du bois, du béton, du plâtre, de la terre, entre autres, à contre-emploi, souvent. Au fur et à mesure des opérations plastiques, les murs de l’atelier se remplissent de miniatures en cire, en plâtre, des Fragments d’atelier qu’elle a récemment présentés, disposés sur des étagères architectonies, dans l’exposition Grey Matter1. Ces essais sont les témoins de ce qu’elle définit comme une « connaissance empirique », un « savoir-faire qui [lui] est propre ». De là, des procédures s’établissent et des séries s’élaborent, sans que la dimension processuelle du travail ne se confonde jamais avec une posture in progress. La forme finale – achevée, parachevée – est héritière de l’Antiform, où le matériau vient buter, au propre et au figuré, contre la géométrie des volumes et la simplicité des manipulations.

Quelles sont-elles, ces manipulations ? On pourrait noircir deux feuilles de papier d’une « liste de verbes », à l’instar d’un Richard Serra2 : creuser, étirer, verser, etc. On pourrait aussi bien n’en choisir qu’un seul : retirer. Toujours, quelque part, retirer : que ce soit physiquement, mentalement, métaphoriquement. Dessiner une croix à la mousse polyuréthane dans un moule carré, remplir les interstices restants de plâtre, puis ôter la mousse et le coffrage3. Plonger la main dans la terre, ménager un creux, puis couler dans ce moule la matière d’un volume à venir4. Tasser de la terre dans un parallélépipède rectangle, puis séparer le pilier de terre de son coffrage en bois pour, parfois, faire apparaître une crête en bas-relief sur des panneaux bakélisés5, parfois, faire s’ériger de friables stèles sans destination6. Agglomérer du bitume de rebouchage sur une surface, comme l’empreinte factice d’un nid-de-poule dans une route, relever au mur cette étrange cartographie, insulaire, escarpée, volcanique7. En somme : élaborer des formes du retrait – dans toute l’acception du terme.


“A Guest + a Host = a Ghost”

Les projets menés dans le cadre de sa résidence sur le campus de HEC poursuivent et prolongent les réflexions que mènent Laurence De Leersnyder sur les processus d’empreinte et de moulage. Sur l’infra mince, plus précisément : cette trouvaille duchampienne, mystérieuse et féconde, que l’on rechignera à qualifier de notion ou de concept afin de lui laisser tout l’espace – un espace infra mince, évidemment – où glisser les possibles.

L’infra mince, ce sont, bien sûr, les points de contact entre les différentes feuilles de bois brut ou peint (contreplaqué et Souplex) construisant par équilibres ténus et tensions physiques les occurrences de Mouvements, des installations sculpturales matisséennes en diable qu’elle rejoue régulièrement. Mais l’infra mince, c’est aussi et surtout, l’écart. Celui, donc, que génèrent ces processus, cette évidence qui laisse pantois, ce « semblable […] comme négativité »8. Dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Georges Didi-Huberman note que l’empreinte « dédouble » (c’est-à-dire qu’il crée « un double » mais également « un dédoublement », voire une « duplicité »), puis « redouble » (en créant une « doublure » protectrice : sa contre-forme) et, finalement, « renverse tout » : « D’une part, elle inverse symétriquement les conditions morphologiques de son référent : l’empreinte d’un corps convexe est en général un corps concave. D’autre part, cette inversion topique engage toute la sphère des significations : elle fonctionne alors comme un « renversement de sens » – sens-sèma ou sens-sôma –, dans une acception presque nietzschéenne du terme »9.

Cette dialectique, Laurence De Leersnyder en maîtrise parfaitement subtilités et contradictions. Dans son travail, le vide, créé par le retrait, devient moule puis sculpture. Plus encore : les coffrages servent régulièrement de socles aux formes qu’ils ont participé à contraindre. Les titres des deux oeuvres réalisées à HEC ont d’ailleurs valeur de manifeste : L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée, sculpture en résine, élastomère et bois, et CONCRETUM. L’empreinte du sol levée vers le ciel, ensemble monumental en béton. En eux se disent déjà le sentiment de la nature, le redoublement de l’artefact, l’attachement quasi pictural à la qualité des surfaces ainsi que la puissance évocatrice de ces sculptures auxquelles se heurte l’analyse. Mais surtout, en eux se dit le « renversement de sens » (le renversement des sens ?) où, du ciel ou de la terre, bien malin celui qui saurait déterminer la forme de sa contre-forme !


« Un Invité + un Hôte = un Fantôme »

Lors du vernissage de l’exposition William Copley à Paris, à la galerie Nina Dausset, en décembre 1953, Marcel Duchamp fit distribuer des bonbons avec, sur la face intérieure du papier d’emballage, cette mystérieuse formule : “A Guest + a Host = a Ghost” soit, en Français, « Un Invité + un Hôte = un Fantôme »10. La définition la plus juste, à mon sens, des processus d’empreinte et de moulage…

Cette formule pourrait également s’appliquer ici au fait même de produire dans le contexte d’une résidence. Ainsi, Laurence De Leersnyder ne pouvait que trouver, dans l’aménagement paysager du campus de HEC, un terrain de jeu propice au développement de sa pratique : un château, un lac et une grotte, tous deux artificiels, quelques imposantes pierres meulières posées çà et là, le tout ébauchant le pittoresque d’un « parc à fabriques » des XVIIIe et XIXe siècles, ces parcs dont le parcours était ponctué de « fabriques de jardin », de petites constructions ornementales empruntant à l’architecture antique, à un imaginaire exotique ou aux curiosités naturelles. Au-delà du rapport de la sculpture à l’architecture et au paysage, questionnements récurrents dans le travail de l’artiste, c’est bien évidemment celui de l’homme aux formes naturelles et artificielles qui intéresse Laurence De Leersnyder. L’ambiguïté des « fabriques de jardin » recréant artificiellement des morceaux de nature aurait cependant pu apparaître trop évidente à celle qui considère que ses formes s’apparentent à « des moules d’après-nature ». Au contraire, à l’instar de l’empreinte elle-même, l’évidence permet d’entériner l’ambiguïté et d’instiller le doute. Sont-ce là des morceaux de nature ou des artefacts les imitant ?

L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée s’observe comme un des « curios » qu’évoque André Leroy-Gourhan dans l’un des derniers chapitres de La Mémoire et les rythmes, le second tome de son ouvrage Le Geste et la parole, intitulé « L’Aube des images »11. A travers cette oeuvre comme à travers de plus récentes – je pense notamment aux Empreintes perdues (2014) –, l’artiste semble en effet partir en « quête du fantastique naturel »12. Posé au sol, le moulage de la clef de voûte de l’entrée de la grotte s’offre comme une conque. « Sont insolites au plus haut point les objets qui n’appartiennent pas directement au monde vivant, mais qui en exhibent ou les propriétés ou le reflet des propriétés » écrivait le penseur, grand spécialiste de la Préhistoire. Et de préciser : « Ce qu’il y a de mystérieux et d’inquiétant même à découvrir dans la nature une sorte de reflet figé de la pensée est le ressort de l’insolite. » Insolites, les oeuvres de Laurence De Leersnyder le sont alors, assurément.


Marie Cantos, février 2014



1 Du 4 au 26 septembre 2014, à la galerie Laurent Müller, Paris.
2 Richard Serra, Verb List, 1967-1968.
Moule Perdu – Plâtre III (2012).
4 Volumes en creux I, II et III (2012).
5 Lignes de terre I (2012).
6 Colonnes de terre I, II et III (2013).
7 Empreinte de bitume (2013).
8 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 275.
9 Ibid., p. 230, p. 238 et p. 254.
10 Marcel Duchamp, « Morceaux moisis », in : Duchamp du signe : écrits (1975), Paris, Gallimard, Coll. Champs/Arts, 2013, p. 177. Étrangement, résonne, dans cette formule comme dans les titres des œuvres de Laurence De Leersnyder, le souvenir de ces quelques mots glanés dans L’Apocalypse : « Au principe, le fantôme est le verbe de la forme »… Étrangement, parce que seul son pouvoir suggestif justifie de convoquer une telle référence lorsque l’on évoque Marcel Duchamp et/ou que l’on aborde le travail de Laurence De Leersnyder !
11 André Leroy-Gourhan, Le Geste et la parole. Tome II : La Mémoire et les rythmes (1964), Paris, Albin Michel, Coll. Sciences d’aujourd’hui, 1998, p. 213. Remarquons que, bien qu’il n’y soit absolument pas fait référence, ce titre de chapitre rappelle le mythe platonicien de la Caverne ; une association d’idées que le choix du motif de la grotte – même artificielle, même fabriquée – justifie tout autant.
12 Id.