Alban Gervais :
L’Imposition des images



Pour le Journal de l’exposition personnelle d’Alban Gervais, 6 images qui s’imposent,
du 9 janvier au 14 février 2016, à Aponia [Villiers-sur-Marne]




« Pourquoi le sentiment est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière ? »
Julien Gracq, Les Eaux étroites [1]


Les mots et les images défilent, déroulés par notre intranquillité. Ils nous traversent autant que nous les traversons – flux médiatique constant, afflux des corps en perpétuel mouvement. Des images oiseaux, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Karl Sierek sur Aby Warburg [2], des images, des corps, des mots oiseaux. Qui se posent, certes, quelque part, quelque fois. Et c’est bien de cela qu’il s’agit finalement : poser les choses. Avec suffisamment de délicatesse et de justesse pour que l’envol suive. Avec suffisamment d’air aussi. Un temps d’arrêt sur le signe, comme une reprise d’élan dans la course du regard, du corps tout entier qui regarde.
Il y a, dans le travail d’Alban Gervais, quelque chose de cette étrange cinématographie. Un long travelling en mouvements amples et resserrements de focal : celui du chemin de fer du livre, du parcours du visiteur au sein de l’exposition et, surtout, des pérégrinations photographiques de l’artiste « paygraphiste » [3], ce voyeur-voyageur comme il l’affiche littéralement depuis 2014 [4]. Des périphéries urbaines, des campagnes désertées, des paysages domestiqués quoique vidés de toute présence humaine, paysages habités sans habitants où se dit la nostalgie d’une réappropriation de lieux, de durées s’esquivant irrémédiablement. Nostalgie, et non échec. Car elles demeurent visibles, ces tentatives de « l’invention du quotidien » [5].

L’Invention du quotidien : une habitude, au sens fort, plein, au sens certaldien donc, celle de reconquérir son propre espace de vie et de travail. Une habitude prise par Alban Gervais qui pratique la « perruque » afin de produire les nombreuses cartes, format postal, sur lesquelles sont imprimés ces mots et images défilants, qu’il pose là.
L’artiste « fait la perruque » ou « travaille en perruque », selon l’expression désignant le fait, pour un employé, d’utiliser les outils et / ou les matériaux de son entreprise, sur son temps de travail, à des fins personnelles. Mieux : il perruque alors qu’il est, lui, un travailleur indépendant, réinventant par là-même continuellement son rapport à la production. Mais reprenons : Alban Gervais fait imprimer ses cartes dans les marges des commandes qu’il honore et dont il suit la fabrication. Bien sûr, dans ce cas de perruque en indépendant, on ne peut parler à proprement de contingences, l’artiste étant à l’origine de nombre des décisions qui infléchiront ses productions dans les marges (grammage du papier, impression recto, recto-verso, monochromie, bichromie, etc.) ; ne reste qu’à sélectionner images et mots en fonction.
Une fois imprimées, les cartes seront offertes. Données de la main à la main, le plus souvent. Alban Gervais les portent dans sa besace. Elles voyagent à nouveau, puis, au gré de rencontres, sont saisies, tenues, retournées sur elles-mêmes, lues, également, quand y figurent des extraits de textes qui l’accompagnent. On découvre quelques lignes de Witold Gombrowicz, signalées comme telles, ailleurs, on doit reconnaître des bribes de dialogues, quelques vers épars, un poème. On les glisse à son tour dans son sac, sa poche. Elles iront ensuite se poser, à nouveau, entre les pages d’un livre, en appui sur une bibliothèque, épinglées au mur, sur le réfrigérateur, chez soi ou vers d’autres destinataires plus lointains, qui les recevront par la poste.

Il arrive qu’elles demeurent là, dans la besace de l’artiste ou sur un élément de mobilier au sein d’une exposition. Et leur attente renforce l’impression qui s’en dégage. Mais elles opèrent à bas-bruit. Peu à peu, elles se posent, reposent. Elles se chargent et se déchargent : selon le voisinage, l’urgence à inventer le quotidien par de nouvelles ruses, recettes, associations formelles. Elles reposent puis refont surface. Et s’imposent. Comme on remplit le cadre, entièrement : par sa loi, sa présence, le meilleur et le pire. Comme l’on parle d’imposition des pages en imprimerie pour désigner leur redistribution, têtes-bêches, favorisant leur succession logique après pliage ; comme l’on appelle ailleurs, dans les zones plus obscures des différentes croyances, l’imposition des mains pour soulager d’un mal. Ah, tiens, où le geste et la main se retrouvent...
Il est évidemment question d’impression dans l’utilisation du verbe « imposer » : sur le papier, les esprits, les rétines. On retient ce panorama exotique, impressionnant, parmi les deux cents photographies réalisées par l’artiste au cours de ces derniers mois. Cinq autres images s’imposent sur les murs et le papier. On y retrouve quelques-unes des lignes de force qui structurent le travail d’Alban Gervais : à la fois conceptuelles et tangibles, inscrites dans les images produites ainsi que dans les paysages traversés qui, par elles, sont tantôt architecturés, tantôt scandés, presque barrés, biffés. Des lignes de force comme des câbles en tension, tirés entre deux notions, deux réalités aussi : la contrainte et la circulation.
Des passages piétons. Des éléments de mobiliers urbains traçant des cheminements obligatoires, des aires de jeux dont l’absence d’enfants révèle la géométrie autoritaire. Des pieux, des arbres, des poteaux, des pylônes auxquels le regard oiseau peut s’accrocher, comme il tente de le faire, à la fenêtre d’un train ou d’une voiture, mots et images défilant, avec à l’esprit le souvenir d’une déclaration d’Ed Ruscha, soulagé que le signe écrit occidental roule à l’horizontal et lui permette de rester dans le paysage. Plus encore : sous les objets et reliefs photographiés, le quadrillage d’un cahier comme la grille d’un territoire. Et, souvent, aussi : des images tronquées, des aplats qui la recouvrent, le blanc qui, inversement, l’encadre. Cut. Toujours cette cinématographie... Des passages en monochromie, des filtres qui réécrivent les prises de vue, insolent, solarisent parfois. L’image irradie alors, les nuages deviennent menaçants, la partie de basket-ball tout autant. La vie se joue « à l’envers » comme dans ce film d’Alain Jessua [6], dont le cinéphile reconnaîtra l’emprunt par Alban Gervais de deux porte-manteaux devenus les supports d’accueil de cartes monochromes et d’impressions pliées.

De même que les habitants dressent leurs repères dans le paysage, l’artiste double les bandes rectangulaires colorées de ses compositions d’autres cloisons – physiques et non visuelles – qui articulent le parcours du corps et du regard dans l’exposition. Parce qu’investir la marge, c’est déterminer le cadre. Entre contrainte et circulation. Je repense à une phrase qu’Alban Gervais m’a écrite ; elle est originalement prononcée par Jacques Valin, le héros doucement fou de La Vie à l’envers : « Ce jour là j’ai compris, que lorsque l’on veut vraiment, les murs n’existent plus, on les rend transparents. » CQFD.


Marie Cantos, novembre 2015



[1] Julien Gracq, Les Eaux étroites, Paris, Editions José Corti, 1976, p. 8.
[2] Karl Sierek, Images oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Klincksieck, Coll. d’esthétique, 2008.
[3] L’expression est de l’artiste lui-même.
[4] Cf. Alban Gervais, Voyeur-Voyageur, 2014. Sérigraphie 1 couleur (photographies imprimées dans la cadre de l’exposition-résidence au Plot-HR à Rouen en mars 2014), peinture acrylique (aérosol – texte mise en page et réalisé par Mylène Moreau, Guillaume Viguier et Sylvain Aubry). Format : 180 x 120 cm. Éditée à 2 exemplaires.
[5] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I : Arts de faire, nouvelle édition de Luce Giard, Paris, Gallimard, Coll. Folio-essais, n° 146, 1990 ; Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’Invention du quotidien, II : Habiter, cuisiner, nouvelle édition revue et augmentée, présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, Coll. Folio-essais, n° 238, 1994.
[6] La Vie à l’envers, 1964.