Dominique Petitgand :
L’Élément déclencheur



Pour l’exposition personnelle de Dominique Petitgand, L’Élement déclencheur,
du 4 fevrier au 12 mars 2016, à la galerie gb agency [Paris]




On évoque souvent le caractère immersif du son, qui se propage, s’insinue. Il se trouverait même que les oreilles n’auraient pas de paupières [1], et que l’on ne pourrait y échapper, au son. On a tous fait l’expérience, fermant les yeux, de la légère oscillation qui suit. Les oreilles grandes ouvertes, j’éprouve un vertige similaire à la visite des expositions de Dominique Petitgand. L’oreille interne, titre d’une précédente exposition, n’est-elle pas le siège de l’équilibre ?
Certes, quelques années ayant passé depuis les premières écoutes du travail de l’artiste – en disque, en concert, en espace –, je connais le corpus (circonscrit) d’enregistrements à partir duquel il réalise ses montages, construit ses pièces sonores, et, ce faisant, reconnais les quelques voix qui les traversent et qui, étrangement, me sont devenues très proches, presque amicales. Certes. La sensation de vertige point néanmoins à chaque fois. Elle varie. En fonction des pièces présentées, de leur installation dans l’espace, de l’acoustique, du montage de l’artiste, son écoute au moment de la composition, puis la mienne propre qui pourra différer d’une visite à l’autre, selon le parcours dans l’espace, le degré de fatigue, d’attention – sur l’autre table de montage, celle du corps et de l’esprit.
L’apparente familiarité des sons, voix, haut-parleurs, leur échelle volontairement humaine, crée le relâchement nécessaire à la mise en branle du récit : comme on dessine des raccourcis sur les trajets trop connus [2], Dominique Petitgand donne à entendre les stratégies par lesquelles on remplit les blancs de la mémoire, de la conscience, de la conversation, on ré-agence les événements, les déclarations, on les déplace dans le temps et l’espace, produisant des enchaînements inédits, inversant parfois la cause et l’effet, le cours des choses.

« je bascule »

Dans la grande salle, à droite de l’escalier, les phrases surgissent en lettres noires sur fond blanc – celui du mur-page et de la projection vidéo (Les lettres blanches, 2015). Ce pourrait être la traversée d’un champ mental : quelques actions à la première personne du singulier, des fragments de corps, de paysages, comme des instants d’attention consentie à des détails, une énumération de choses vues, entendues, que l’on se répèterait, à soi et à soi seul. Une trompeuse impression de précision, les expressions ciselées laissant penser à des situations vécues, racontées ; et très vite, l’absence de repères tangibles, de contexte identifiable, et l’enchaînement logique des propositions qui déraille. On est perdu. On essaie d’anticiper la proposition suivante, on se la formule à la faveur d’un blanc, mais ç’en est une autre qui apparaît dans toute son incongruité. On est suspendu aux blancs qui sont ici visibles. Pas ces blancs que l’on redoute dans les conversations, mais de véritables écrans blancs – images des silences qui habitent les pièces sonores de Dominique Petitgand. On scruterait presque le mur afin d’en discerner les différentes nuances, comme autant de qualités de silence. Et elles apparaissent, matérialisées par l’élasticité des durées de leur affichage. Rien du collage absurde cependant, et c’est ce qui parachève le trouble, crée l’aspiration : l’effet de surprise passé, l’évidence simple de ce qui s’écrit rattrape le visiteur par le bras. On bascule, mais on ne tombe pas.
On repart, entraîné dans une déambulation que suggèrent quelques notations éparses [3]. Le cerveau lui-même progressant spatialement : on arpente parfois des « palais de mémoire » comme un orateur répétant son discours [4] – des « palais de mémoire » aux pièces à peine plus vides que celles des espaces investis par Dominique Petitgand ; on échafaude des raisonnements, on emprunte (encore) des raccourcis de l’esprit et, surtout, on suit le cheminement de sa pensée. Où respiration et réflexion battent d’un même pouls, au rythme des pas sur le sol. Et où l’écoute bat de concert. Or, ici, étonnamment, il y a disjonction entre la pulsation du texte qui s’affiche et celle qu’on imagine être de la cadence du « je ». Ce que l’on entend du texte écrit, en l’absence d’une voix – rare chez Dominique Petitgand –, c’est davantage la diction (scandée par le battement de l’affichage) que ce que dit le texte lui-même. D’ailleurs, le texte ne dit pas, mais plonge le visiteur dans le flux de conscience : ce que le choix de lettres noires sur fond blanc renforce [5]. Différents espaces-temps – du « je », de l’artiste, des différents visiteurs, de l’exposition, du texte écrit ou affiché, des sons électriques, des autres pièces de l’exposition que l’on devine plus loin – se superposent, se télescopent, créent des mouvements de déséquilibre. On bascule, mais on ne tombe pas.

« je bascule encore »

On sursaute néanmoins. Aux sons et vibrations provenant des haut-parleurs massifs disposés au sol, de part et d’autre de la cimaise qui divise l’espace de la galerie en deux. Ce sont des bruits graves, matérialisant de leurs trajets électriques la distance qui les sépare du visiteur. Ils pourraient appartenir au registre des nappes sonores lourdes, drone, mais, en réalité, hérissent l’espace plus qu’ils ne le submergent : par à-coups. Sectionnée, interrompue puis rallumée, la matière sonore semble sourdre au gré des battements de l’affichage de la vidéo-texte. Selon les cas, les blancs ou les morceaux de phrases donnent le départ d’un segment d’ondes puissantes, leur durée d’émission étant strictement calée sur leur affichage, de même que les silences qui les encadrent. On ne saurait dire si les sons déclenchent les apparitions et disparitions de texte, ou l’inverse. Peu à peu, des liens de cause à effet affleurent, défiant toute logique, puisque d’élément déclencheur il n’y a, hors du visiteur.
Car au-delà de l’écoute et du montage qu’il opère dans l’exposition (en sus de celui de l’artiste), le visiteur acquiert l’impression d’être l’élément déclencheur – comme les lumières de lampadaire ou les réceptions de la radio que l’on brouille en s’en approchant. Il est littéralement au centre de Contraction, consigne (2015). Au centre de la partie de ping-pong qui se joue entre le haut-parleur de gauche et celui de droite, entre deux voix dont les phrases, les mots, sont littéralement mis en pièces. Une partie rapide, tendue. Ça saccade, ça siffle. Le sens est haché, on bute dessus comme les voix butent sur les syllabes détachées de leur emplacement originel. Il se crispe, se contracte. Le montage est abrupt, la position du visiteur (relativement) statique ; ce dernier n’y est guère habitué, il se sent pris au piège des deux voix se déclenchant mutuellement, se soustrayant la parole, le laissant à bout de souffle, lui qui règle sa respiration, celle de son écoute, sur les sons qu’il entend. S’il regagne une écoute maîtrisée, active, avec Sans titre (2015), le visiteur n’en reste pas moins en dehors de ce qui se joue là et dont il ne sera, pour le coup, qu’un auditeur impuissant. Impuissant ? Avec la parole coupée (l’interphone ne lui permettra pas d’entrer en dialogue), mais avec des paupières pour les oreilles, néanmoins : le doigt sur le bouton de l’interphone, il peut choisir de déclencher ou non la pièce sonore, en moduler la durée, plages courtes, longues, cligner des oreilles, les fermer.

Le bouton enfoncé ouvre sur un autre espace, inaccessible. Un ailleurs. Une femme y dialogue avec un mystérieux interlocuteur dont on n’entendra jamais la voix, comme toujours chez Dominique Petitgand. Elle s’affaire en parlant. En cuisine ? Peu importe finalement. Ce qui compte, c’est à quel point le trajet du son rejoint celui du corps et de l’esprit : où les lacaniens entendront – au diable la véracité étymologique – dans les termes locuteur ou élocutions, le lieu, locus.

Parlant d’étymologie : « déclencher », justement, vient de la clenche d’une porte. Déclencher consiste à faire jouer la clenche afin d’ouvrir la porte, basculer dans un autre espace, un ailleurs. On ne s’étonnera pas non plus que le terme signifie, en argot, déblatérer : ouvrir une autre porte, celle de la parole.


Marie Cantos, décembre 2015



[1] Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières est le titre exact de l’adaptation par le compositeur Benjamin Dupé de l’essai de Pascal Quignard, La Haine de la musique, publié en 1996 aux éditions Calmann-Levy.
[2] « je prends un raccourci » est d’ailleurs l’un des cartons que le visiteur pourra lire en regardant la vidéo-texte de l’installation Les lettres blanches.
[3] Par ex. : « sur la pelouse », « je me déplace » ou « je rebrousse chemin ». Avec même « la lumière baisse » en fin de boucle, comme une indication sur le temps passé à déambuler ainsi.
[4] L’ars memoriae, l’« art de la mémoire », également appelé « méthode des lieux », est une mnémotechnique datant de l’Antiquité et enseignée durant des siècles dans les universités aux orateurs : les « palais de mémoire » facilitaient la mémorisation rapide de longs discours par spatialisation d’images-souvenirs. Inlassablement récité sur un même parcours, un discours revenait facilement à celui qui refaisait à nouveau, en pensées, ledit parcours.
[5] Ce choix est avant tout guidé par la volonté de différencier ce texte des sous-titres que l’artiste intègre à ses installations lorsqu’il est invité à l’étranger, mais il renvoie dans le même temps à l’intime de la lecture (contrairement au carton sur fond noir ou coloré du cinéma et plus généralement de l’image) et permet également de toucher l’imaginaire avant même de se faire entendre.