Dans les volutes du tapis
Pour le catalogue édité par la galerie Modulab [Metz] pour Drawing Now 2017
« [...] dans les aubes grises l’herbe aussi était grise couverte de rosée que je buvais la buvant par là tout entière la faisant entrer en moi tout entière comme ces oranges où enfant malgré la défense que l’on m’en faisait disant que c’était sale mal élevé bruyant j’aimais percer un trou et presser, pressant buvant son ventre les boules de ses seins fuyant sous mes doigts comme de l’eau une goutte cristalline rose tremblant sur un brin incliné sous cette légère et frissonnante brise qui précède le lever du soleil reflétant contenant dans sa transparence le ciel teinté par l’aurore je me rappelle ces matins inouïs pendant toute cette période jamais le printemps jamais le ciel n’avait été si pur lavé transparent [...] »
Claude Simon, La Route des Flandres [1]
Longtemps après ma première visite dans son appartement messin où il vit et travaille, j’ai gardé en tête l’immense dessin, alors en cours, accroché parmi tant d’autres – eux, achevés, encadrés, voisinant de petites sculptures à mi-chemin entre le bibelot bricolé et le jouet précieux. Ce dessin, peut-être n’était-il pas si grand. Peut-être est-ce seulement la trop habituelle réécriture des choses qui s’opèrent envers et contre tout, y compris lorsque l’on tente de rester précise et attentive. Ce dessin, immense donc, représentait un tapis [2]. Je me rappelle avoir songé à celui de Freud, et à tous ceux qui recouvrent les sols des cabinets de psychanalystes, y recueillent des regards insistants, qu’ils soient perdus ou perçants. Je me rappelle m’être souvent interrogée, après cette visite, sur ce qui avait pu retenir autant mon attention dans ce dessin encore en cours, alors que nombre d’autres pièces vues ou revues ce jour-là m’avaient tout autant ravie.
Je crois saisir qu’il y a dans ce dessin quelque chose qui, étonnamment, synthétise tout l’art de Franck Girard. Étonnamment, parce que les volutes ornementales ne constituent pas la quintessence iconographique de cette œuvre aux charmes surannés mais dérangeants. Loin s’en faut. Certes : ici et là, divers objets du quotidien isolés, sans arrière-plan ni confrontation plastique à d’autres composants : un bas de pyjama (Pyjama Cologne, 2015 [3]) ou une paire de chaussettes (Niepce, 2015 [4]) au graphite, comme posés-là sur le papier. A l’instar du tapis, ces peaux retirées n’évoquent pas que le corps en creux, elles incarnent (paradoxalement) un moment-clef, deviennent presque attribut ou symbole. D’ailleurs, ces dessins renvoient à deux éléments essentiels dans le travail de l’artiste : d’une part, l’importance de la photographie, et, d’autre part, l’omniprésence d’une imagerie liée à la Première Guerre mondiale, aux années qui s’accrochent derrière, la précipitent avant : ses ballons, ses zeppelins, ses estivants et leur « désir du rivage » [5], quelques blouses d’enfants ou tabliers d’écolier.
Mais je m’égare.
En même temps, n’est-ce pas précisément là que mènent les œuvres de Franck Girard ? À l’exact point de bascule entre le document et l’onirisme le plus complet, ce moment particulier de flottement où il n’y a plus ni morale ni véracité... Ni même fiction. Car on plonge dans son corpus de dessins, de sculptures, de photographies retouchées et même de poèmes-vidéo, comme l’on plonge dans les romans d’un Claude Simon (1913-2005), en acceptant le léger vertige cinématographique des allers-retours incessants entre la petite et la grande histoire, les travellings arrière sur la campagne au lever du jour et les puissants zooms au cœur de la matière, à fleur des surfaces [6]. Il y a des obus, des poilus, du fer-blanc, du démembrement, au propre et au figuré, le chaos du monde ainsi que des suspens de toute beauté, il y a du sexe aussi, crû comme les scènes brulantes de soleil de l’écrivain, métaphorique ailleurs – des fentes, des failles, des béances, qui pourraient être des trous de mémoire, tout simplement. Des trous dans la représentation : des nuées, des ombres, des inversions du positif et du négatif très hugoliennes, des cratères que creuse la finesse du trait (Fouille, 2016), des cavités en forme de petit théâtre (Alcôve, 2013), des structures géométriques – tenant à la fois du plongeoir tubulaire et de la modélisation cosmogonique – qu’il trace et retrace d’image en image, d’inquiétantes masses noires planant au-dessus de petits personnages (notamment : Cerf-volant, 2015 ; mais pas seulement) voire s’installant confortablement sur un divan (Forme noire, 2016)... tiens, tiens, un divan. Ailleurs, c’est un fauteuil et, au beau milieu du dossier de ce fauteuil, un point blanc, lumineux, une tache aveugle, une persistance rétinienne [7].
Ailleurs encore, une barque en plâtre et plomb mesurant à peine la taille d’une main (En barque, 2012), une autre fissure. La délicatesse de la sculpture, presque miniature, ne m’empêche pas de penser immédiatement à ce détail d’un tableau d’Ambrogio Lorenzetti que pointe J. B. Pontalis dans Le Dormeur éveillé : une petite barque vide pareille à une bouche entrouverte ou un sexe de femme [8]. Une barque, petite mais vide, qui, dans la peinture de Lorenzentti, ouvre littéralement l’espace autour tandis que surgissent, pour nombre d’entre nous, les souvenirs littéraires ou artistiques de véhicules psychopompes. Celle de Franck Girard est pleine, lestée de plomb fondu. Fort heureusement, elle est posée sur cales. Le voyage s’arrêtera là. De même que les poilus forment des napperons la tête en bas : c’est un univers plein de grenades dégoupillées, mais il y a l’humour rêche qui désamorce.
On plonge donc dans le travail de Franck Girard comme l’on plonge dans les romans de Claude Simon et dans les décors des tapis des psychanalystes, où la répétition du motif accompagne celle des obsessions personnelles et collectives, rejouées ad libitum. Où l’on peut repasser mentalement sur les lignes de poils, inlassablement, de séance en séance, plonger au plus profond des fibres, au plus près de la sensation, dans toute son abstraction, ou relever le visage pour reprendre le fil du récit – un récit diffracté, toute linéarité temporelle se trouvant abolie au profit de la réécriture mnésique. Dans l’une de ses quatre conférences [9], l’écrivain citait le linguiste russe Roman (Ossipovitch) Jakobson [10] pour qui « nous savons le monde, nous ne le voyons pas ». OEuvrant et sur le motif et de mémoire, Franck Girard compose, décompose et recompose les clichés kaléidoscopiques d’un imaginaire collectif français, en noir et blanc évidemment, en plâtre, en plomb – c’est l’époque de référence qui veut cela. Des images en deux ou trois dimensions ; peu importe, s’agissant d’images mentales [11].
Plus tard, bien plus tard, l’artiste a, à nouveau, mentionné le titre de l’immense dessin qui m’avait tant fascinée : Le Tapis de Nietzsche. Comment avais-je pu oublier ? Un tapis retourné, un tapis qui gratte, forcément, j’aurais dû m’en rappeler, pas de morale, tous les sens cachés.
Marie Cantos, mars 2017
[1] Claude Simon, La Route des Flandres, suivi de Le tissu de la mémoire par Lucien Dällenbach, Les Éditions de Minuit (poche), coll. Double 8, Paris, 1982, p. 246.
[2] Je le sais désormais, il mesure 110 x 160 cm. Il est aujourd’hui achevé puisqu’il date de 2016.
[3] On devine un pyjama de poilu ; la mention du nom de ville (de la trouvaille ? de la conservation de l’objet ? de la forme renversée de la cathédrale, en réalité) parachève de lui conférer une dimension quasi ethnographique.
[4] Les bas d’enfant de Nicéphore Niépce sont conservés dans la « Maison » de Saint-Loup-de-Varennes ; ils sont l’un des multiples témoins de ses nombreuses inventions dont, en l’occurrence, ici, de ses travaux sur l’asclépiade de Syrie dont il parvint à extraire une ouate très proche du coton avec laquelle son épouse confectionna les célèbres chaussettes du fils.
[5] Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Flammarion, coll. Champs histoire, 1990.
[6] Je ne fus guère étonnée d’apprendre que Franck Girard était également lecteur de cet écrivain français, prix Nobel de littérature en 1985, dont la lecture reste immanquablement et injustement qualifiée de difficile, quand tout, pourtant, n’y est que dérive et sensualité.
[7] Il s’agit en fait de la projection d’une éclipse de lune, à travers une persienne (Fauteuil, 2016, graphite sur papier, 13 x 11 cm).
[8] J. B. Pontalis, « La petite barque », dans Le Dormeur éveillé, Gallimard, coll. Folio, n° 4369, 2006.
[9] Claude Simon, « Littérature et mémoire » (1993), dans Quatre conférences, Les Éditions de Minuit, Paris, 2012, p. 106.
[10] 1896-1982.
[11] Sous le commissariat d’Aurélie Amiot, Plâtres et dessins, la très belle exposition personnelle de l’artiste à la galerie Modulab (Metz) en avril 2015, affirmait avec justesse ces allers-retours entre dessin et sculpture en présentant les œuvres sur papier sur une structure au milieu de l’espace et, inversement, les objets sur des étagères contre les murs. Notons d’ailleurs qu’elle se tint en même temps qu’une autre exposition personnelle intitulée Album, sous le commissariat d’Anne Delrez, à La Conserverie (Metz) où, cette fois-ci, étaient montrées les photographies.
Claude Simon, La Route des Flandres [1]