Pour l’exposition personnelle de Cynthia Lefebvre,
À
fleur,
du 16 septembre au 05 novembre 2023, aux Instants Chavirés [Montreuil]
« Les os sont
le symbole de la ténacité du vivant. »
Riley Black, Histoires
d’os1
***
OS [ɔs] plur.
[o] n. m. ― 1080 ; lat. ossum, var. de os, ossis.
1. Structure
rigide, fortement minéralisée, constituant le squelette de l'homme et des
vertébrés. Les os du pied.Maladie des os de verre. La
peau sur les os. Un sac d’os.
2. Matière
constituée d'os avec laquelle on fabrique des objets : Manche de couteau en
os.
3. Familier. Le
corps, la vie (en particulier dans des expressions au pluriel) : Porter ses
os, ramener ses os. Se rompre les os, y laisser ses os. Se retrouver autour de
ses os. Ne pas faire de vieux os.
4. Familier.
Difficulté, problème. Tomber sur un os.
5. Familier. Complètement,
au bout. Trempé jusqu’aux os. Être à l’os.
6. Vieilli,
poétique. Sensation imprégnant jusqu’au plus profond de soi (uniquement dans
des expressions au pluriel). Avoir les os bleues. Se sentir les os sèches,
les os molles.
7. Os de seiche : lame calcaire qui constitue la coquille
interne dorsale (de la seiche).
***
Il n’y a pas
toujours eu d’os. Des tissus, oui. Mais des os… Dans un récent entretien avec l’équipe
du 3 bis f2, à l’occasion de son exposition Peine perdue, pieds
retrouvés, Cynthia Lefebvre raconte : « L’origine de cette
recherche est un projet de sculptures à activer sur lequel j’avais commencé à
travailler il y a deux ans, alors que j’étais en résidence à Marseille3.
À l’époque, je m’intéressais à la marche et j’avais reproduit les os d’un pied
en céramique de manière à pouvoir les articuler/désarticuler avec des
ficelles. » Vient ensuite un long travail de documentation, d’observation
et de modelage en argile des os humains. À l’époque, moi, je ne savais rien de
cette inflexion ostéologique. À dire vrai, je n’avais encore rencontré son
travail qu’à peu de reprises. Au CND, dont je garde l’image de ses achromes de
drap, comme accoudés là, à nous regarder, comme renversés là, à s’épancher4 –
et aussi celle, hautement fantomatique, de ce qui préfigurait peut-être les
portraits de proches qu’elle livrerait plus tard dans la Crypte d’Orsay5 :
un objet hybride, une théière étirée digne d’un conte de fée dont le couvercle,
cassé puis réparé, lui avait été confié par une amie6. Aux Instants Chavirés
ensuite, où j’avais découvert son Jardin sec7. Et à l’atelier,
aussi – déjà.
***
Ce printemps, j’ai
pris le train d’Aix-en-Provence pour visiter Peine perdue, pieds retrouvés.
Il faisait chaud, et je me sentais moi aussi « les os lourdes ». Le
retour fut poisseux, la climatisation en berne. J’ai vaguement somnolé dans la
lumière crue de l’après-midi déclinante. Je suis une rotule. Collectée par
Cynthia Lefebvre, ou l’un·e de ses complices, très divers·e·s. Je suis posée
là, avec d’autres, dans le noir de mon tiroir, je ne suis pas certaine de
vouloir être saisie, sortie, manipulée, je cherche l’obscurité. J’étais une
pierre, ballotée par quelques évidences, lesquelles me déplaçaient doucement
avant de me ficher, d’un coup de ressac, encore plus profondément dans le lit
de ce cours d’eau dont je ne connaissais ni le nom ni la localisation. Aujourd’hui,
je suis une rotule. Ah non, je suis un corps maintenant. Je marche dans une ville
que je ne connais pas – une ville sans végétation, très minérale. Mon regard
s’accroche à la silhouette devant moi, au dessin de ses omoplates, saillants. « La
peau sur les os », dit-on. Je marche toujours mais je suis dorénavant en
route pour mon rendez-vous chez l’ostéopathe, non loin de chez moi. Je me suis
coincée, je suis coincée. Sensation familière et désagréable du papier
sur la table, du cuir élimé sur sa tranche. Torsion de mon corps, appui
prolongé du sien. Un son, très étouffé, comme un clonc. Ma colonne se
liquéfie, moi avec. Je hoquette comme un enfant. Je n’ai pas mal, je ne
comprends pas ce qu’il m’arrive. Ma colonne se réorganise très rapidement. En
revanche, je peine à contenir les larmes. L’ostéopathe n’a pas du tout l’air
surpris. Elle me sourit, ne me propose pas d’autre rendez-vous. Je pars, et
omets de la payer, comme mon meilleur ami me confie régulièrement oublier de
payer son psychanalyste.
***
Après m’être
réveillée, pâteuse et seule, dans un wagon en queue de TGV, je me suis
retrouvée chez moi, cherchant fébrilement quelque chose chez Leroy-Gourhan
– André de son prénom, né en 1911, mort en 1986, ethnologue, archéologue et
historien français, spécialiste de la Préhistoire, immense penseur des rapports
entre technique et culture. J’ai reparcouru les deux tomes du passionnant Le
geste et la parole8. Tome I : « Technique et
langage ». Tome II : « La mémoire et les rythmes ». Cela me
semblait tout à fait approprié. J’ai frissonné de presque-joie en atteignant
une section intitulée « Le Culte des ossements » au chapitre III,
« Archanthropes et paléanthropes », du premier tome. Mais ces
histoires de « culte des ours », de « culte des crânes » et
de « culte des mandibules » ne m’avaient pas vraiment éclairée. Ok,
ok, l’alignement d’os ne datait pas d’hier. Puis, au milieu du second tome, au
chapitre XI, « Les fondements corporels des valeurs et des rythmes »,
une section intitulée « Le Toucher » dont la première phrase énonçait :
« Le toucher des Vertèbres, source de références spatiales immédiates,
possède la même répartition topographique. » Inspiration, soupir,
joie-presque : un manifeste ! Soyons honnêtes : la suite
n’expliquait en rien cette mystérieuse première phrase, et je me promettais
d’aller vérifier dans d’autres éditions s’il n’y avait pas là une ou deux
coquilles... Ce que je n’ai jamais fait, ravie de prolonger indéfiniment cette étrange
poésie – tout à fait raccord avec les œuvres de Cynthia Lefebvre.
***
Plus tard,
lorsqu’il a été question de ce texte, tout ça m’est revenu, de manière diffuse.
Ça, et un tas d’autres choses, mélange de souvenirs d’enfance, de notes prises
à la va-vite et de connaissances délavées par les années. Les pirates, les
catacombes, les danses macabres ainsi que l’interminable défilé de reliquaires en
cours d’histoire de l’art, le ronron du projecteur, le cliiiiiiiiiic-clac des diapositives, l’indéchiffrable des clichés pris par les profs, mal cadrés,
surexposés, sous-exposés. Plus loin encore : les fossiles, les vrais, les
faux, ceux qui décorent les buffets des salles à manger, ceux des musées. Lucy,
la célèbre australopithèque mise au jour en Éthiopie, en 1974 – 52 fragments
d’os fossilisés, soit 40 % environ de son squelette. « On estime que la
fossilisation touche entre 0,01 et 0,1 % des organismes », ai-je lu
quelque part9. Seul un os sur un milliard deviendrait fossile.
Fascinant, et déceptif à la fois. Je me suis dit que tout cela m’éloignait
franchement du sujet. Les os que j’avais pu observer dans l’exposition Peine
perdue, pieds retrouvés et qui seraient montrés, en plus grand nombre
encore, dans l’exposition À fleur, sont sculptés et non moulés (à
quelques exceptions près). Il ne s’agit pas de trace, il ne s’agit pas
d’empreinte. En fait, il ne s’agit pas de contact, mais de toucher.
***
Il paraît que l’on
part à la naissance avec 270 os mais que, par amalgame, on arrive à l’âge
adulte en en ayant plus que 20610. Je n’aurais jamais dû dire ça à mon
fils qui y a vu une sacrée victoire sur ses aîné·e·s. J’ai plus d’os que
toi, nananananère. J’ai repensé à l’anecdote que m’avait confiée l’artiste,
à l’atelier, lors de l’une des visites préliminaires à l’écriture de ce
texte : ébahie par le nombre d’os que comptait le corps humain, elle en
avait gonflé l’effet en se persuadant que le pied sur lequel elle s’apprêtait à
travailler (lors de la résidence marseillaise susmentionnée) rassemblait à lui
seul ces 206 os. Cela étant, la plasticité du squelette n’en demeure pas moins
étonnante. La capacité des os à se réparer seuls par exemple ; les
ostéoblastes fabriquent de l’os neuf, les ostéoclastes grignotent l’os ancien, ethop, le tour est joué. Je replongeais dans mes souvenirs. Les cimetières
d’ossements au fond du jardin – le repas dominical (pas franchement végétarien
à l’époque) augmentant avec intérêt l’ampleur des enfouissements. Je n’avais
pas encore vu Jeux interdits11 mais j’avais entraperçu des
images de charniers à la télévision, et œuvrais en conséquence avec la gravité
que je comprenais nécessaire. Tout prenait un tour horrifique. Ma mère m’avait
expliqué « avoir perdu les os » durant le générique de fin de Lawrence
D’Arabie. Ce film non plus, je ne l’avais pas encore vu, et ne pouvais
juger la référence. Ce n’était pas vraiment la question. La question était de
saisir en quoi cet instant de pur gore pouvait rendre béat·e de nostalgie.
N’ayant eu ni petit frère ni petite sœur, j’ai longtemps dû cohabiter avec
l’effroi que cette perte d’os m’inspirait. Ensuite, il y eut les chutes, les
radios, les plâtres – ceux qui puaient à force qu’on transpire dedans sans se
laver et qu’on ornait collectivement de mots, de dessins et de signatures. Trois
accidents me sont revenus. Dans la rue : je suis seule. Je trébuche, tombe
en avant. Les dents sauvées, le poignet cassé. Dans un centre commercial :
je suis avec ma mère. Je dérape en patins à roulette. Le poignet recasse. Et puis,
dans la cour de récré : cette fois-ci, ce n’est pas moi, mais Bafour. J’ai
oublié comment. J’ai tout oublié sinon le bruit du craquement, le sang partout,
et l’os, immaculé, qui perce la peau. Peu à peu, celles et ceux qui étaient à
côté de Bafour ont fait un pas en arrière, les autres se sont approché·e·s. Nos
petits corps ont, sans se concerter, de manière instinctive, formé une ronde
lâche autour de lui. Je crois que je n’avais jamais entendu un tel silence dans
la cour. On était tou·te·s littéralement ébloui·e·s : rivé·e·s à cet os. Blanc,
incroyablement blanc. Pourtant, les os, c’est rarement blanc. C’est blanc dans
un corps vivant, ou mort depuis peu. Rien que vous et moi ne rencontrions
fréquemment. À moins que vous ne soyez médecin-légiste ou chirurgien·ne orthopédiste.
Sans cela, les archéologues, vous et moi avons peu de chance d’en rencontrer
couleur albâtre, des os. Cynthia Lefebvre avait précisé : c’était même rarissime,
pour cela, il fallait que les os aient été très, très, très longtemps exposés
au soleil ; on les disait alors météorisés12. Le reste
du temps, une fois dépouillé des organes, des muscles, des membranes et autres
tissus solubles, le squelette se démantibule en un tas d’os plus ou moins
jaunâtres, noircis par endroit ou parés d’improbables tonalités, selon la
composition chimique des milieux où ils ont mariné des années voire des siècles.
Cynthia Lefebvre le sait bien. Ses os d’argile modelé arborent des terracotta,
des lie-de-vin, des bleus pastels, des roses tendres ou vieillis. Ils déclinent
parfois, au mur, tout un nuancier de patères : une écrue, une coquille
d’œuf, une beige, une sable, etc. En plâtre, cette fois-ci, et moulées. L’idée
d’utiliser le pied – celui de Marseille – afin d’écrire avec sur le plateau, au
cours de la performance, avait émergé. Ledit pied était constitué, on l’a vu, d’os
sculptés dans l’argile, blancs cassés une fois cuits ; or, l’argile ne
marque pas. Qu’à cela ne tienne : le calcanéum, cet os bien moins gros
qu’un poing fermé, cet os qui forme le talon et sur lequel repose l’ensemble du
corps, bref, cet os si important serait moulé en plâtre afin de devenir crayeux ;
avaient suivis nombre d’essais de coloration du plâtre et d’attente du séchage
– jusqu’à ce que la teinte des matériaux s’accorde à l’assemblage des os.
***
Cette vision d’une
fracture ouverte restera à jamais gravée sur ma rétine. Il faut dire que l’os
de Bafour avait forcé le respect par son insolente blancheur mais également par
sa présence proprement tangible. « On aurait pu le toucher »,
s’était-on chuchoté après-coup. Peut-être même que l’apnée collective dans
laquelle nous avions plongé n’avait eu pour seul but que d’éviter que l’air que
nous déplacions l’instant d’avant ne viennent s’y déposer, chargé de nos
haleines, et d’autres souillures invisibles. Je m’étais dit « ferme les yeux,
ferme les yeux », mais j’étais restée fascinée, au sens propre. Car s’il y
a bien quelque chose que l’on ne peut toucher du vivant d’un corps, c’est l’os.
Tout juste peut-on le voir affleurer sous la peau, là où les chairs se font
plus timides, l’effleurer. « Aller à l’os » est forcément mortifère.
C’est pourtant ce à quoi s’emploie patiemment Cynthia Lefebvre. Il faut la
rencontrer à l’atelier où sa parole, mesurée, s’enroule et se déroule lentement
autour des os qu’elle soupèse, tourne, retourne, fait passer d’une main à
l’autre, pour vous les montrer – de véritables os trouvés, des répliques
anatomiques, et ses sculptures à elle. Elle les a souvent et longuement observés,
ces os. Un regard appuyé. Un regard tour à tour leste et pesant. Le regard des
yeux clos, du bout des doigts. À l’aveugle, ou Les Yeux dans les mains,
pour reprendre le titre de son exposition à La Crypte d’Orsay. Faut-il toucher
pour voir ? Faut-il y plonger les mains pour savoir ? Je songe à
Saint-Thomas, fouillant les plaies du Christ. En parcourant le très beau
catalogue de ses « portraits anatomiques », je m’étais aussi
(vaguement) rappelé mes cours de philosophie au lycée. Du « problème de
Molyneux » à La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient,
la question des liens entre le visuel et le tactile avait occupé des siècles de
théorie de la perception et de la connaissance13. J’étais retournée
plusieurs fois à l’atelier de Cynthia Lefebvre durant l’été. J’y avais retrouvé
des objets rencontrés au 3 bis f, parfois de nouveaux. Un tibia, un appeau, un
fémur, des osselets, une flûte, une mandibule, deux os iliaques, probablement
d’autres os en terre cuite que mes piètres notions en squelette humain ne savaient
et ne sauront identifier. Toute une colonne aussi, vertèbre après vertèbre – le
coccyx, le sacrum, les lombaires, les dorsales, les cervicales, Axis et Atlas
pour terminer. Des heures, des jours, des semaines de travail. L’artiste
semblait aborder cette colonne comme on grimpe en varappe. La progression était
lente, périlleuse, sensuelle aussi. Aux prises avec les anfractuosités, à la
recherche des appuis justes. Elle avait échafaudé une structure faite de cales de
différentes tailles, en bois ou en céramique, elles aussi beiges, brunes,
terracotta, bleues parfois. À mesure que la colonne montait, L5, L4, L3, L2,
L1, il fallait délicatement retirer, ajouter, déplacer les cales ; à mesure
que les vertèbres prenaient forme, il fallait reprendre celles qui précédaient,
celles qui succédaient, D12, D11, D10, D9, D8, D7, D6, D5, D4, D3, D2, D1 –
parce que les objets les plus parfaits peuvent ne jamais parvenir à
s’imbriquer, parce rien ne ressemble moins à un os qu’un autre os, si l’on
prend le temps de palper, C7, C6, C5, C4, C3, C2, C1, parce que tout existe en
relation et par cette relation. En la considérant attentivement, au cours de
ces visites régulières, j’avais été saisie par la manière dont Cynthia Lefebvre
tenait ses objets : même cuits, elle semblait encore les travailler, ou,
plus précisément, semblait chercher, à tâtons, le souvenir des gestes qui
avaient été les siens.
***
En se quittant, un
jour, sur le perron de son atelier, nous avions souri : l’une des plus
grandes contraintes sur une fouille archéologique, c’est le temps. La mise au
jour est destructrice, il faut aller vite, plus vite que le processus de
dégradation du terrain lui-même. L’entreprise de fouille de Cynthia Lefebvre,
elle, dilate les durées.
***
L’oreille moyenne
contient trois osselets : le marteau, l’enclume et l’étrier, ainsi nommés pour
leur ressemblance avec ces trois outils. Ce sont les plus petits os du squelette
humain. Leur fonction est d’accueillir les ondes sonores, de les amplifier et
de les transmettre au liquide contenu dans l'oreille interne. Oreille interne
qui, elle, abrite le système vestibulaire : l’organe sensoriel de
l’équilibre. Là, se détectent les mouvements de rotation et d’accélération de
la tête et du corps. Là, s’appréhende le plus infime des pas, des gestes. Là, se
joue également la stabilité du regard… C’est l’un des premiers plans du film Bones
Scores : des osselets jetés sur le gris du plateau. Un grand
cliquetis. L’un des premiers gestes de la performance aussi – dans la forme
qu’elle avait au 3 bis f tout du moins. En réalité, d’osselets, il ne s’agit
point – ni ceux de l’enfance ancestrale, ni ceux de l’oreille moyenne. Mais
plutôt : du scaphoïde, du semi-lunaire (ou lunatum), du pyramidal (ou
triquetrum), du pisiforme, du trapèze, du trapézoïde, du grand os (ou capitatum)
et de l’os crochu (ou hamatum) – les huit os du poignet, les carpes. Plus
tard, métacarpes et phalanges des cinq doigts de la main seraient à nouveau
déversés sur la table, avec ces carpes, avant d’être méticuleusement triés et
disposés, puis patiemment enfilés sur des morceaux de cordelette bleue14
– avec la concentration de l’enfant confectionnant un collier. Au sein des
performances quasi muettes de Cynthia Lefebvre et de ses complices co-autrices
(à l’exception du comptage séquentiel dans le cas de Bones Scores)15,
le son joue peu ou prou le rôle qu’il joue pour l’image animée : celui de
l’hors-champ. Ce son, il est rare. La plupart des gestes s’opèrent en silence. Lorsqu’il
se laisse entendre, ce son, il est bruit, bruits, bruitages presque. Le
frottement des croix qui s’inscrivent, le tac tac tac du bâton de craie
que l’on casse, le raclement des os manipulés sur le grand plateau gris. Une
fois assemblée, la main-pantin passera, précisément, de main en main, au fil de
la performance. Elle sera délicate caresse, glissée entre d’autres doigts (de
chair), elle sera prothèse éphémère, extension utile du nombre de doigts, elle
sera araignée, s’affranchissant presque de sa guide, devenant une choseautonome, comme celle de la famille Addams, elle se scindera en deux
marionnettes, virevoltantes, tap tap tap. C’est probablement l’un des moments
les plus sonores de la performance. D’ailleurs, la main-pantin, toute d’os et
de cordelette bleue, finira par disparaître. La main de chair de l’une des
performeuses fera mine de la tenir et de l’actionner, tandis qu’une autre la fera
effectivement tinter à l’autre bout de la table, loin du regard. Un son clair,
aigu, presque cristallin. Certainement pas celui du plâtre. Pas celui des os
non plus. Une dissociation complète, sensorielle et conceptuelle. À l’issue de
l’une des performances au 3 bis f, Yann Ardagna, archéologue et anthropologue
spécialiste des pathologies osseuses avec lequel Cynthia Lefebvre était en
contact depuis plusieurs mois, lui avait confié que l’un des premiers exercices
qu’il proposait à ses étudiant·e·s, en cours, consistait à écouter, à l’aveugle
évidemment, les sons de différents os afin d’en identifier la provenance :
les os animaux étant plus denses que les os humains, lui avait-il expliqué, le
son qu’ils émettent est plus aigu.
***
J’ai
souvent arpenté la grande halle de l’ancienne brasserie Bouchoule. Les Instants
Chavirés, ce lieu davantage qu’à nu : à l’os. Ce lieu qui n’est que
charpente et structure apparente. C’était une évidence. Car Cynthia Lefebvre,
elle aussi, connaît bien cet espace. Ses fractures, ses tissus, ses marques.
Elle l’a probablement parcouru des yeux, de tout son corps et du bout de ses
doigts, comme elle parcourt et reparcourt les formes qu’elle crée. Elle a l’a peut-être
même observé au plus près, en se reculant de temps en temps, les deux yeux
grands ouverts, puis en fermant un œil, comme l’on vérifie que tout est bien « à
fleur ». Pour son exposition, elle a nettoyé la grande vitrine à l’entrée,
y a déposé d’improbables trouvailles, des documents de travail ; elle a retapissé
les fauteuils de cinéma qui semblent attendre en dessous de cette vitrine depuis
toujours. Çà et là, son bleu franc, pareil au bleu de travail. Elle m’avait dit,
comme cela, en passant, avoir imaginé apposer une argile de soin, bleue elle
aussi, sur l’une des lucarnes du toit ; j’avais alors à nouveau perçu le
bruissement mouillé de la terre crue s’étalant sur une plaque de céramique, au
cours de l’une des performances du 3 bis f. L’attention sans commune mesure de
l’artiste semble contagieuse. Cynthia Lefebvre a installé ses Vases
communicantes de part et d’autre d’une cimaise. Comme deux pavillons. Je ne
sais pas pourquoi, c’est l’image qui m’est apparue. Deux pavillons. Un conduit.
Du liquide. Je me suis dit que le soin que Cynthia Lefebvre portait aux corps –
quelle qu’en soit la composition – passait par l’écoute, autant que par le
toucher.
***
Mon meilleur ami me
parle toujours de son psychanalyste, et de son os à ronger. Je n’ai jamais bien
compris lequel des deux hommes rongeait l’os. Un jour, par hasard, je suis
tombée sur un petit livre à la couverture verte illustrée d’un squelette : L’os d’une cure – écrit par un (autre) psychanalyste16. Je n’ai
guère goûté l’ouvrage (trop freudien). Je dois néanmoins lui reconnaître une
entrée en matière intéressante : l’auteur y rappelle en effet que l’os sur
lequel on tombe en français devient une pierre dans certaines autres langues17.
Je me suis demandé si les rotules de Cynthia Lefebvre savaient cela, elles qui sont
pierres, pour nombre d’entre elles. Je me suis dit que la psychanalyse était
encore trop sous domination masculine pour être convoquée dans cet univers où
l’on accorde au féminin ; et pourtant, les jeux d’homonymie y composent
une partition des plus lacaniennes, l’attention y demeure enveloppante, flottante,
aqueuse. Les associations les plus fluides peuvent s’y faire et défaire. J’ai
repensé à ce court texte que l’artiste m’avait envoyé, un jour : « Hydroféminisme.
Devenir un corps eau ». L’autrice, la philosophe australienne Astrida
Neimanis, y écrit : « En mouvement perpétuel, l’eau est
aussi une archive planétaire de sens et de matière. Boire un verre d’eau, c’est
ingérer les fantômes des corps qui la hantent. »18 Je suis à
nouveau une rotule. Je suis un morceau de bois, un coquillage, un galet, une
réplique en PLA. Je deviens un paysage, une fleur pareille à celles qui
grandissent sur les anciennes estampes anatomiques japonaises dont Cynthia Lefebvre m’envoyait les photos, par
e-mails ou SMS, durant les mois qui ont précédé cette exposition. Je suis à
fleur d’eau. Je suis une pierre. Je suis un écueil. Je me réveille.
***
Je me réveille, et
pourtant, là, près de moi, je vois Cynthia Lefebvre sculptant patiemment ses
os, trompant la mort, fabriquant
littéralement des restes. « L’os est cet étai solide qui nous permet de
nous dresser contre la gravité » avais-je noté dans mon carnet. Il me
semblait tout d’un coup que rien n’était plus juste concernant le travail de
l’artiste. Dans toute la polysémie du terme gravité. Il s’avère que
« crâner » était l’un des mots que je préférais étant petite,
peut-être même mon préféré. Il y aurait de cela ici : faire le crâne, et
se dresser contre la gravité de l’existence, avec beaucoup de jeu, de lenteur
et d’obstination. J’ai cherché partout – vraiment partout. J’ai relu Steve
Paxton, une fois, deux fois19. Enfin, je l’ai retrouvée, cette
citation griffonnée dans mon carnet, que j’avais d’ailleurs partiellement escamotée.
Elle était de l’artiste elle-même, et disait : « L’os est à la fois
cet étai solide qui nous permet de nous dresser contre la gravité, mais c’est
aussi un élément souple, réactif, capable de se remodeler et de soigner ses
propres blessures ».20
Marie Cantos, août 2023
1 Riley
Black, « Introduction. Aller jusqu’à l’os », dans Histoires d’os.
À quoi servent les squelettes, trad. fr. par Philippe Blanchard, Paris, Les
Éditions Novateures, 2020, p. 24.
2 Le 3 bis f, centre d'arts contemporains
d’intérêt national – résidences d’artistes | arts vivants & arts visuels, est
un centre d’art situé au sein même du Centre Hospitalier psychiatrique
Montperrin d’Aix-en-Provence. Cynthia Lefebvre y a bénéficié cette année d’une
résidence de création puis d’une exposition personnelle intitulée Peine
perdue, pieds retrouvés (4 février-6 mai 2023, sur une invitation de Diane
Pigeau) au cours de laquelle les performances Bones Scores ont été
activées plusieurs fois au sein d’une installation éponyme, avec les
danseuses-chorégraphes Sonia Garcia, Ola Maciejewska et Anna Massoni.
3 Note de l’autrice : il s’agit de la résidence
White Mountain College Summer Institute proposée par l’ÉSADMM (École supérieure
d’art et de design Marseille-Méditerranée Beaux-Arts de Marseille).
4 Diffusion des abstractions ou la
tentative monochrome, 2017 (tissu, dimensions variables), installation in
situ issue de Dedans, soudain, dehors, exposition et performance au
Centre National de la Danse – Pantin, dans le cadre de son DNSEP (Diplôme
National Supérieur d'Expression Plastique) à l’ÉNSBA de Paris (École Nationale
Supérieure des Beaux-Arts).
5 Cinq « portraits
anatomiques » de proches – À Victoire, À Emma, À
Guillaume, À Anna, À Diane ; cinq installations
composées de morceaux de tissu et d’objets en terre cuite présentée dans
l’exposition personnelle Les Yeux dans les mains (12 juin-11 juillet 2021).
6 No Cha No Yu, 2017 (terre cuite,
céramique émaillée, bois, verre dépoli, 82 x 97 x 93 cm), œuvre appartenant
aujourd’hui au Frac Normandie – Caen. L’œuvre est évidemment bien plus complexe
que cette silhouette de théière aperçue à travers un carré de verre dépoli et
que le souvenir lumineux – donc partiellement aveugle – que j’en gardais.
7 Jardin Sec, 2019 (6
meubles tatamis en bois peint, bois, terre cuite, plâtre, objets blancs, objets
verts, contenants, matériaux et outils divers activés, 360 cm x 270 cm x 40
cm), installation performative présentée et activée avec les
danseuses-chorégraphes Sonia Garcia et Anna Massoni, lors de l’exposition
collective Matériauthèque (21 septembre-10 novembre 2019, sur une
invitation de Guillaume Constantin) aux Instants Chavirés – Montreuil.
8 André Leroi-Gourhan, Le geste
et la parole – I. Technique et langage et Le geste et la parole – II. La
mémoire et les rythmes, Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Sciences
d’aujourd’hui », 1964 et 1965.
9 Mais où… ?
10 Certains ouvrages scientifiques
affirment dorénavant que le squelette adulte compte 208 os quand d’autres
continuent d’affirmer qu’il n’en compte que 206. En réalité, la manière de
dénombrer les os – dans leur articulation notamment – explique cette légère
différence (qui peut parfois être encore plus importante : compter
indépendamment certains os, comme l’os frontal par exemple, peut amener au
score de 226 os pour un squelette adulte). De même, on peut aussi bien lire que
le nourrisson possède 350 os mous et que l’on naît avec 270 os : là
encore, la précision os mou/os dur et la manière de compter explique ces
différences d’appréciation.
11 Film français de René Clément,
écrit par Pierre Bost et Jean Aurenche d’après le roman éponyme de François
Boyer, sorti en 1952 (et ayant reçu le Lion d'or à la Mostra de Venise la même
année).
12 C’est Yann Ardagna, que l’on
rencontrera plus tard, qui lui avait expliqué cela…
13 Dans Dioptrica
Nova – ouvrage paru en 1692 et, à ma connaissance jamais traduit en français
–, William Molyneux (1656-1698), physicien, philosophe et écrivain politique
irlandais, pose la question, bien évidemment aujourd’hui caduque, de savoir si
quelqu’un·e qui serait né·e aveugle et aurait recouvrer la vision serait
capable de reconnaître par la seule vue des objets qu’il·elle connaissait
auparavant par le toucher. La question (qui en contient en réalité des dizaines
d’autres) passionnera Locke, Berkeley, Descartes, Reid, Leibnitz, Voltaire, la
Mettrie, Condillac, etc. L’opération d’un jeune aveugle de 14 ans par le
chirurgien William Cheselden en 1728 relancera les débats autour du célèbre
« problème de Molyneux » de même que l’approche anthropologique de
Diderot et sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de
1749.
14 De ce bleu franc que l’on
retrouve partout, ce bleu des cordages, des scotchs de marquage, ce bleu
recouvrant les fauteuils et tombant en rideaux…
15 Je pense à Bones
Scores mais également à Jardin Sec ou encore à Wish I knew you. Inside
out. (2020),
une performance co-écrite avec Sonia Garcia et Alexandre Poisson et présentée
au centre d’art contemporain d’Ivry-Le Crédac en septembre 2018 sur une
invitation de Claire Le Restif et Jany Lauga).
16 Jacques-Alain Miller, L’os
d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018.
17 L’os d’une cure est en
réalité la transcription de trois conférences données par Jacques-Alain Miller,
psychanalyste membre de l’École de la cause freudienne (d’où l’importance,
visiblement, du sempiternelle « en avoir ou pas ») et fondateur de
l’Association mondiale de la psychanalyse, en 1998, au Brésil. En portugais, on
dit qu’il y a une pierre plutôt qu’un os.
18 URL : https://philo.esaaix.fr/content//hydrofeminisme/hydrofeminisme.pdf (p. 3 du
PDF).
19 Steve Paxton, La
Gravité, trad. fr. par Denise Luccioni, Bruxelles,
Éditions Contredanse, 2018.
20 Cf. Livret de
l’exposition Peine perdue, pieds retrouvés.