Cynthia Lefebvre :
À fleur


Pour l’exposition personnelle de Cynthia Lefebvre, À fleur,
du 16 septembre au 05 novembre 2023, aux Instants Chavirés [Montreuil]




« Les os sont le symbole de la ténacité du vivant. »
Riley Black, Histoires d’os1

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OS [ɔs] plur. [o] n. m. ― 1080 ; lat. ossum, var. de os, ossis.
1. Structure rigide, fortement minéralisée, constituant le squelette de l'homme et des vertébrés. Les os du pied. Maladie des os de verre. La peau sur les os. Un sac d’os.
2. Matière constituée d'os avec laquelle on fabrique des objets : Manche de couteau en os.
3. Familier. Le corps, la vie (en particulier dans des expressions au pluriel) : Porter ses os, ramener ses os. Se rompre les os, y laisser ses os. Se retrouver autour de ses os. Ne pas faire de vieux os.
4. Familier. Difficulté, problème. Tomber sur un os.
5. Familier. Complètement, au bout. Trempé jusqu’aux os. Être à l’os.
6. Vieilli, poétique. Sensation imprégnant jusqu’au plus profond de soi (uniquement dans des expressions au pluriel). Avoir les os bleues. Se sentir les os sèches, les os molles.
7. Os de seiche : lame calcaire qui constitue la coquille interne dorsale (de la seiche).

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Il n’y a pas toujours eu d’os. Des tissus, oui. Mais des os… Dans un récent entretien avec l’équipe du 3 bis f2, à l’occasion de son exposition Peine perdue, pieds retrouvés, Cynthia Lefebvre raconte : « L’origine de cette recherche est un projet de sculptures à activer sur lequel j’avais commencé à travailler il y a deux ans, alors que j’étais en résidence à Marseille3. À l’époque, je m’intéressais à la marche et j’avais reproduit les os d’un pied en céramique de manière à pouvoir les articuler/désarticuler avec des ficelles. » Vient ensuite un long travail de documentation, d’observation et de modelage en argile des os humains. À l’époque, moi, je ne savais rien de cette inflexion ostéologique. À dire vrai, je n’avais encore rencontré son travail qu’à peu de reprises. Au CND, dont je garde l’image de ses achromes de drap, comme accoudés là, à nous regarder, comme renversés là, à s’épancher4 – et aussi celle, hautement fantomatique, de ce qui préfigurait peut-être les portraits de proches qu’elle livrerait plus tard dans la Crypte d’Orsay5 : un objet hybride, une théière étirée digne d’un conte de fée dont le couvercle, cassé puis réparé, lui avait été confié par une amie6. Aux Instants Chavirés ensuite, où j’avais découvert son Jardin sec7. Et à l’atelier, aussi – déjà.

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Ce printemps, j’ai pris le train d’Aix-en-Provence pour visiter Peine perdue, pieds retrouvés. Il faisait chaud, et je me sentais moi aussi « les os lourdes ». Le retour fut poisseux, la climatisation en berne. J’ai vaguement somnolé dans la lumière crue de l’après-midi déclinante. Je suis une rotule. Collectée par Cynthia Lefebvre, ou l’un·e de ses complices, très divers·e·s. Je suis posée là, avec d’autres, dans le noir de mon tiroir, je ne suis pas certaine de vouloir être saisie, sortie, manipulée, je cherche l’obscurité. J’étais une pierre, ballotée par quelques évidences, lesquelles me déplaçaient doucement avant de me ficher, d’un coup de ressac, encore plus profondément dans le lit de ce cours d’eau dont je ne connaissais ni le nom ni la localisation. Aujourd’hui, je suis une rotule. Ah non, je suis un corps maintenant. Je marche dans une ville que je ne connais pas – une ville sans végétation, très minérale. Mon regard s’accroche à la silhouette devant moi, au dessin de ses omoplates, saillants. « La peau sur les os », dit-on. Je marche toujours mais je suis dorénavant en route pour mon rendez-vous chez l’ostéopathe, non loin de chez moi. Je me suis coincée, je suis coincée. Sensation familière et désagréable du papier sur la table, du cuir élimé sur sa tranche. Torsion de mon corps, appui prolongé du sien. Un son, très étouffé, comme un clonc. Ma colonne se liquéfie, moi avec. Je hoquette comme un enfant. Je n’ai pas mal, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Ma colonne se réorganise très rapidement. En revanche, je peine à contenir les larmes. L’ostéopathe n’a pas du tout l’air surpris. Elle me sourit, ne me propose pas d’autre rendez-vous. Je pars, et omets de la payer, comme mon meilleur ami me confie régulièrement oublier de payer son psychanalyste.

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Après m’être réveillée, pâteuse et seule, dans un wagon en queue de TGV, je me suis retrouvée chez moi, cherchant fébrilement quelque chose chez Leroy-Gourhan – André de son prénom, né en 1911, mort en 1986, ethnologue, archéologue et historien français, spécialiste de la Préhistoire, immense penseur des rapports entre technique et culture. J’ai reparcouru les deux tomes du passionnant Le geste et la parole8. Tome I : « Technique et langage ». Tome II : « La mémoire et les rythmes ». Cela me semblait tout à fait approprié. J’ai frissonné de presque-joie en atteignant une section intitulée « Le Culte des ossements » au chapitre III, « Archanthropes et paléanthropes », du premier tome. Mais ces histoires de « culte des ours », de « culte des crânes » et de « culte des mandibules » ne m’avaient pas vraiment éclairée. Ok, ok, l’alignement d’os ne datait pas d’hier. Puis, au milieu du second tome, au chapitre XI, « Les fondements corporels des valeurs et des rythmes », une section intitulée « Le Toucher » dont la première phrase énonçait : « Le toucher des Vertèbres, source de références spatiales immédiates, possède la même répartition topographique. » Inspiration, soupir, joie-presque : un manifeste ! Soyons honnêtes : la suite n’expliquait en rien cette mystérieuse première phrase, et je me promettais d’aller vérifier dans d’autres éditions s’il n’y avait pas là une ou deux coquilles... Ce que je n’ai jamais fait, ravie de prolonger indéfiniment cette étrange poésie – tout à fait raccord avec les œuvres de Cynthia Lefebvre.

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Plus tard, lorsqu’il a été question de ce texte, tout ça m’est revenu, de manière diffuse. Ça, et un tas d’autres choses, mélange de souvenirs d’enfance, de notes prises à la va-vite et de connaissances délavées par les années. Les pirates, les catacombes, les danses macabres ainsi que l’interminable défilé de reliquaires en cours d’histoire de l’art, le ronron du projecteur, le cliiiiiiiiiic-clac  des diapositives, l’indéchiffrable des clichés pris par les profs, mal cadrés, surexposés, sous-exposés. Plus loin encore : les fossiles, les vrais, les faux, ceux qui décorent les buffets des salles à manger, ceux des musées. Lucy, la célèbre australopithèque mise au jour en Éthiopie, en 1974 – 52 fragments d’os fossilisés, soit 40 % environ de son squelette. « On estime que la fossilisation touche entre 0,01 et 0,1 % des organismes », ai-je lu quelque part9. Seul un os sur un milliard deviendrait fossile. Fascinant, et déceptif à la fois. Je me suis dit que tout cela m’éloignait franchement du sujet. Les os que j’avais pu observer dans l’exposition Peine perdue, pieds retrouvés et qui seraient montrés, en plus grand nombre encore, dans l’exposition À fleur, sont sculptés et non moulés (à quelques exceptions près). Il ne s’agit pas de trace, il ne s’agit pas d’empreinte. En fait, il ne s’agit pas de contact, mais de toucher.

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Il paraît que l’on part à la naissance avec 270 os mais que, par amalgame, on arrive à l’âge adulte en en ayant plus que 20610. Je n’aurais jamais dû dire ça à mon fils qui y a vu une sacrée victoire sur ses aîné·e·s. J’ai plus d’os que toi, nananananère. J’ai repensé à l’anecdote que m’avait confiée l’artiste, à l’atelier, lors de l’une des visites préliminaires à l’écriture de ce texte : ébahie par le nombre d’os que comptait le corps humain, elle en avait gonflé l’effet en se persuadant que le pied sur lequel elle s’apprêtait à travailler (lors de la résidence marseillaise susmentionnée) rassemblait à lui seul ces 206 os. Cela étant, la plasticité du squelette n’en demeure pas moins étonnante. La capacité des os à se réparer seuls par exemple ; les ostéoblastes fabriquent de l’os neuf, les ostéoclastes grignotent l’os ancien, ethop, le tour est joué. Je replongeais dans mes souvenirs. Les cimetières d’ossements au fond du jardin – le repas dominical (pas franchement végétarien à l’époque) augmentant avec intérêt l’ampleur des enfouissements. Je n’avais pas encore vu Jeux interdits11 mais j’avais entraperçu des images de charniers à la télévision, et œuvrais en conséquence avec la gravité que je comprenais nécessaire. Tout prenait un tour horrifique. Ma mère m’avait expliqué « avoir perdu les os » durant le générique de fin de Lawrence D’Arabie. Ce film non plus, je ne l’avais pas encore vu, et ne pouvais juger la référence. Ce n’était pas vraiment la question. La question était de saisir en quoi cet instant de pur gore pouvait rendre béat·e de nostalgie. N’ayant eu ni petit frère ni petite sœur, j’ai longtemps dû cohabiter avec l’effroi que cette perte d’os m’inspirait. Ensuite, il y eut les chutes, les radios, les plâtres – ceux qui puaient à force qu’on transpire dedans sans se laver et qu’on ornait collectivement de mots, de dessins et de signatures. Trois accidents me sont revenus. Dans la rue : je suis seule. Je trébuche, tombe en avant. Les dents sauvées, le poignet cassé. Dans un centre commercial : je suis avec ma mère. Je dérape en patins à roulette. Le poignet recasse. Et puis, dans la cour de récré : cette fois-ci, ce n’est pas moi, mais Bafour. J’ai oublié comment. J’ai tout oublié sinon le bruit du craquement, le sang partout, et l’os, immaculé, qui perce la peau. Peu à peu, celles et ceux qui étaient à côté de Bafour ont fait un pas en arrière, les autres se sont approché·e·s. Nos petits corps ont, sans se concerter, de manière instinctive, formé une ronde lâche autour de lui. Je crois que je n’avais jamais entendu un tel silence dans la cour. On était tou·te·s littéralement ébloui·e·s : rivé·e·s à cet os. Blanc, incroyablement blanc. Pourtant, les os, c’est rarement blanc. C’est blanc dans un corps vivant, ou mort depuis peu. Rien que vous et moi ne rencontrions fréquemment. À moins que vous ne soyez médecin-légiste ou chirurgien·ne orthopédiste. Sans cela, les archéologues, vous et moi avons peu de chance d’en rencontrer couleur albâtre, des os. Cynthia Lefebvre avait précisé : c’était même rarissime, pour cela, il fallait que les os aient été très, très, très longtemps exposés au soleil ; on les disait alors météorisés12. Le reste du temps, une fois dépouillé des organes, des muscles, des membranes et autres tissus solubles, le squelette se démantibule en un tas d’os plus ou moins jaunâtres, noircis par endroit ou parés d’improbables tonalités, selon la composition chimique des milieux où ils ont mariné des années voire des siècles. Cynthia Lefebvre le sait bien. Ses os d’argile modelé arborent des terracotta, des lie-de-vin, des bleus pastels, des roses tendres ou vieillis. Ils déclinent parfois, au mur, tout un nuancier de patères : une écrue, une coquille d’œuf, une beige, une sable, etc. En plâtre, cette fois-ci, et moulées. L’idée d’utiliser le pied – celui de Marseille – afin d’écrire avec sur le plateau, au cours de la performance, avait émergé. Ledit pied était constitué, on l’a vu, d’os sculptés dans l’argile, blancs cassés une fois cuits ; or, l’argile ne marque pas. Qu’à cela ne tienne : le calcanéum, cet os bien moins gros qu’un poing fermé, cet os qui forme le talon et sur lequel repose l’ensemble du corps, bref, cet os si important serait moulé en plâtre afin de devenir crayeux ; avaient suivis nombre d’essais de coloration du plâtre et d’attente du séchage – jusqu’à ce que la teinte des matériaux s’accorde à l’assemblage des os.

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Cette vision d’une fracture ouverte restera à jamais gravée sur ma rétine. Il faut dire que l’os de Bafour avait forcé le respect par son insolente blancheur mais également par sa présence proprement tangible. « On aurait pu le toucher », s’était-on chuchoté après-coup. Peut-être même que l’apnée collective dans laquelle nous avions plongé n’avait eu pour seul but que d’éviter que l’air que nous déplacions l’instant d’avant ne viennent s’y déposer, chargé de nos haleines, et d’autres souillures invisibles. Je m’étais dit « ferme les yeux, ferme les yeux », mais j’étais restée fascinée, au sens propre. Car s’il y a bien quelque chose que l’on ne peut toucher du vivant d’un corps, c’est l’os. Tout juste peut-on le voir affleurer sous la peau, là où les chairs se font plus timides, l’effleurer. « Aller à l’os » est forcément mortifère. C’est pourtant ce à quoi s’emploie patiemment Cynthia Lefebvre. Il faut la rencontrer à l’atelier où sa parole, mesurée, s’enroule et se déroule lentement autour des os qu’elle soupèse, tourne, retourne, fait passer d’une main à l’autre, pour vous les montrer – de véritables os trouvés, des répliques anatomiques, et ses sculptures à elle. Elle les a souvent et longuement observés, ces os. Un regard appuyé. Un regard tour à tour leste et pesant. Le regard des yeux clos, du bout des doigts. À l’aveugle, ou Les Yeux dans les mains, pour reprendre le titre de son exposition à La Crypte d’Orsay. Faut-il toucher pour voir ? Faut-il y plonger les mains pour savoir ? Je songe à Saint-Thomas, fouillant les plaies du Christ. En parcourant le très beau catalogue de ses « portraits anatomiques », je m’étais aussi (vaguement) rappelé mes cours de philosophie au lycée. Du « problème de Molyneux » à La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, la question des liens entre le visuel et le tactile avait occupé des siècles de théorie de la perception et de la connaissance13. J’étais retournée plusieurs fois à l’atelier de Cynthia Lefebvre durant l’été. J’y avais retrouvé des objets rencontrés au 3 bis f, parfois de nouveaux. Un tibia, un appeau, un fémur, des osselets, une flûte, une mandibule, deux os iliaques, probablement d’autres os en terre cuite que mes piètres notions en squelette humain ne savaient et ne sauront identifier. Toute une colonne aussi, vertèbre après vertèbre – le coccyx, le sacrum, les lombaires, les dorsales, les cervicales, Axis et Atlas pour terminer. Des heures, des jours, des semaines de travail. L’artiste semblait aborder cette colonne comme on grimpe en varappe. La progression était lente, périlleuse, sensuelle aussi. Aux prises avec les anfractuosités, à la recherche des appuis justes. Elle avait échafaudé une structure faite de cales de différentes tailles, en bois ou en céramique, elles aussi beiges, brunes, terracotta, bleues parfois. À mesure que la colonne montait, L5, L4, L3, L2, L1, il fallait délicatement retirer, ajouter, déplacer les cales ; à mesure que les vertèbres prenaient forme, il fallait reprendre celles qui précédaient, celles qui succédaient, D12, D11, D10, D9, D8, D7, D6, D5, D4, D3, D2, D1 – parce que les objets les plus parfaits peuvent ne jamais parvenir à s’imbriquer, parce rien ne ressemble moins à un os qu’un autre os, si l’on prend le temps de palper, C7, C6, C5, C4, C3, C2, C1, parce que tout existe en relation et par cette relation. En la considérant attentivement, au cours de ces visites régulières, j’avais été saisie par la manière dont Cynthia Lefebvre tenait ses objets : même cuits, elle semblait encore les travailler, ou, plus précisément, semblait chercher, à tâtons, le souvenir des gestes qui avaient été les siens.

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En se quittant, un jour, sur le perron de son atelier, nous avions souri : l’une des plus grandes contraintes sur une fouille archéologique, c’est le temps. La mise au jour est destructrice, il faut aller vite, plus vite que le processus de dégradation du terrain lui-même. L’entreprise de fouille de Cynthia Lefebvre, elle, dilate les durées.

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L’oreille moyenne contient trois osselets : le marteau, l’enclume et l’étrier, ainsi nommés pour leur ressemblance avec ces trois outils. Ce sont les plus petits os du squelette humain. Leur fonction est d’accueillir les ondes sonores, de les amplifier et de les transmettre au liquide contenu dans l'oreille interne. Oreille interne qui, elle, abrite le système vestibulaire : l’organe sensoriel de l’équilibre. Là, se détectent les mouvements de rotation et d’accélération de la tête et du corps. Là, s’appréhende le plus infime des pas, des gestes. Là, se joue également la stabilité du regard… C’est l’un des premiers plans du film Bones Scores : des osselets jetés sur le gris du plateau. Un grand cliquetis. L’un des premiers gestes de la performance aussi – dans la forme qu’elle avait au 3 bis f tout du moins. En réalité, d’osselets, il ne s’agit point – ni ceux de l’enfance ancestrale, ni ceux de l’oreille moyenne. Mais plutôt : du scaphoïde, du semi-lunaire (ou lunatum), du pyramidal (ou triquetrum), du pisiforme, du trapèze, du trapézoïde, du grand os (ou capitatum) et de l’os crochu (ou hamatum) – les huit os du poignet, les carpes. Plus tard, métacarpes et phalanges des cinq doigts de la main seraient à nouveau déversés sur la table, avec ces carpes, avant d’être méticuleusement triés et disposés, puis patiemment enfilés sur des morceaux de cordelette bleue14 – avec la concentration de l’enfant confectionnant un collier. Au sein des performances quasi muettes de Cynthia Lefebvre et de ses complices co-autrices (à l’exception du comptage séquentiel dans le cas de Bones Scores)15, le son joue peu ou prou le rôle qu’il joue pour l’image animée : celui de l’hors-champ. Ce son, il est rare. La plupart des gestes s’opèrent en silence. Lorsqu’il se laisse entendre, ce son, il est bruit, bruits, bruitages presque. Le frottement des croix qui s’inscrivent, le tac tac tac du bâton de craie que l’on casse, le raclement des os manipulés sur le grand plateau gris. Une fois assemblée, la main-pantin passera, précisément, de main en main, au fil de la performance. Elle sera délicate caresse, glissée entre d’autres doigts (de chair), elle sera prothèse éphémère, extension utile du nombre de doigts, elle sera araignée, s’affranchissant presque de sa guide, devenant une choseautonome, comme celle de la famille Addams, elle se scindera en deux marionnettes, virevoltantes, tap tap tap. C’est probablement l’un des moments les plus sonores de la performance. D’ailleurs, la main-pantin, toute d’os et de cordelette bleue, finira par disparaître. La main de chair de l’une des performeuses fera mine de la tenir et de l’actionner, tandis qu’une autre la fera effectivement tinter à l’autre bout de la table, loin du regard. Un son clair, aigu, presque cristallin. Certainement pas celui du plâtre. Pas celui des os non plus. Une dissociation complète, sensorielle et conceptuelle. À l’issue de l’une des performances au 3 bis f, Yann Ardagna, archéologue et anthropologue spécialiste des pathologies osseuses avec lequel Cynthia Lefebvre était en contact depuis plusieurs mois, lui avait confié que l’un des premiers exercices qu’il proposait à ses étudiant·e·s, en cours, consistait à écouter, à l’aveugle évidemment, les sons de différents os afin d’en identifier la provenance : les os animaux étant plus denses que les os humains, lui avait-il expliqué, le son qu’ils émettent est plus aigu.

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J’ai souvent arpenté la grande halle de l’ancienne brasserie Bouchoule. Les Instants Chavirés, ce lieu davantage qu’à nu : à l’os. Ce lieu qui n’est que charpente et structure apparente. C’était une évidence. Car Cynthia Lefebvre, elle aussi, connaît bien cet espace. Ses fractures, ses tissus, ses marques. Elle l’a probablement parcouru des yeux, de tout son corps et du bout de ses doigts, comme elle parcourt et reparcourt les formes qu’elle crée. Elle a l’a peut-être même observé au plus près, en se reculant de temps en temps, les deux yeux grands ouverts, puis en fermant un œil, comme l’on vérifie que tout est bien « à fleur ». Pour son exposition, elle a nettoyé la grande vitrine à l’entrée, y a déposé d’improbables trouvailles, des documents de travail ; elle a retapissé les fauteuils de cinéma qui semblent attendre en dessous de cette vitrine depuis toujours. Çà et là, son bleu franc, pareil au bleu de travail. Elle m’avait dit, comme cela, en passant, avoir imaginé apposer une argile de soin, bleue elle aussi, sur l’une des lucarnes du toit ; j’avais alors à nouveau perçu le bruissement mouillé de la terre crue s’étalant sur une plaque de céramique, au cours de l’une des performances du 3 bis f. L’attention sans commune mesure de l’artiste semble contagieuse. Cynthia Lefebvre a installé ses Vases communicantes de part et d’autre d’une cimaise. Comme deux pavillons. Je ne sais pas pourquoi, c’est l’image qui m’est apparue. Deux pavillons. Un conduit. Du liquide. Je me suis dit que le soin que Cynthia Lefebvre portait aux corps – quelle qu’en soit la composition – passait par l’écoute, autant que par le toucher.

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Mon meilleur ami me parle toujours de son psychanalyste, et de son os à ronger. Je n’ai jamais bien compris lequel des deux hommes rongeait l’os. Un jour, par hasard, je suis tombée sur un petit livre à la couverture verte illustrée d’un squelette : L’os d’une cure – écrit par un (autre) psychanalyste16. Je n’ai guère goûté l’ouvrage (trop freudien). Je dois néanmoins lui reconnaître une entrée en matière intéressante : l’auteur y rappelle en effet que l’os sur lequel on tombe en français devient une pierre dans certaines autres langues17. Je me suis demandé si les rotules de Cynthia Lefebvre savaient cela, elles qui sont pierres, pour nombre d’entre elles. Je me suis dit que la psychanalyse était encore trop sous domination masculine pour être convoquée dans cet univers où l’on accorde au féminin ; et pourtant, les jeux d’homonymie y composent une partition des plus lacaniennes, l’attention y demeure enveloppante, flottante, aqueuse. Les associations les plus fluides peuvent s’y faire et défaire. J’ai repensé à ce court texte que l’artiste m’avait envoyé, un jour : « Hydroféminisme. Devenir un corps eau ». L’autrice, la philosophe australienne Astrida Neimanis, y écrit : « En mouvement perpétuel, l’eau est aussi une archive planétaire de sens et de matière. Boire un verre d’eau, c’est ingérer les fantômes des corps qui la hantent. »18 Je suis à nouveau une rotule. Je suis un morceau de bois, un coquillage, un galet, une réplique en PLA. Je deviens un paysage, une fleur pareille à celles qui grandissent sur les anciennes estampes anatomiques japonaises dont Cynthia Lefebvre m’envoyait les photos, par e-mails ou SMS, durant les mois qui ont précédé cette exposition. Je suis à fleur d’eau. Je suis une pierre. Je suis un écueil. Je me réveille.

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Je me réveille, et pourtant, là, près de moi, je vois Cynthia Lefebvre sculptant patiemment ses os, trompant la mort, fabriquant littéralement des restes. « L’os est cet étai solide qui nous permet de nous dresser contre la gravité » avais-je noté dans mon carnet. Il me semblait tout d’un coup que rien n’était plus juste concernant le travail de l’artiste. Dans toute la polysémie du terme gravité. Il s’avère que « crâner » était l’un des mots que je préférais étant petite, peut-être même mon préféré. Il y aurait de cela ici : faire le crâne, et se dresser contre la gravité de l’existence, avec beaucoup de jeu, de lenteur et d’obstination. J’ai cherché partout – vraiment partout. J’ai relu Steve Paxton, une fois, deux fois19. Enfin, je l’ai retrouvée, cette citation griffonnée dans mon carnet, que j’avais d’ailleurs partiellement escamotée. Elle était de l’artiste elle-même, et disait : « L’os est à la fois cet étai solide qui nous permet de nous dresser contre la gravité, mais c’est aussi un élément souple, réactif, capable de se remodeler et de soigner ses propres blessures ».20


Marie Cantos, août 2023



1 Riley Black, « Introduction. Aller jusqu’à l’os », dans Histoires d’os. À quoi servent les squelettes, trad. fr. par Philippe Blanchard, Paris, Les Éditions Novateures, 2020, p. 24.
2 Le 3 bis f, centre d'arts contemporains d’intérêt national – résidences d’artistes | arts vivants & arts visuels, est un centre d’art situé au sein même du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin d’Aix-en-Provence. Cynthia Lefebvre y a bénéficié cette année d’une résidence de création puis d’une exposition personnelle intitulée Peine perdue, pieds retrouvés (4 février-6 mai 2023, sur une invitation de Diane Pigeau) au cours de laquelle les performances Bones Scores ont été activées plusieurs fois au sein d’une installation éponyme, avec les danseuses-chorégraphes Sonia Garcia, Ola Maciejewska et Anna Massoni.
3 Note de l’autrice : il s’agit de la résidence White Mountain College Summer Institute proposée par l’ÉSADMM (École supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée Beaux-Arts de Marseille).
4 Diffusion des abstractions ou la tentative monochrome, 2017 (tissu, dimensions variables), installation in situ issue de Dedans, soudain, dehors, exposition et performance au Centre National de la Danse – Pantin, dans le cadre de son DNSEP (Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique) à l’ÉNSBA de Paris (École Nationale Supérieure des Beaux-Arts).
5 Cinq « portraits anatomiques » de proches – À Victoire, À Emma, À Guillaume, À Anna, À Diane ; cinq installations composées de morceaux de tissu et d’objets en terre cuite présentée dans l’exposition personnelle Les Yeux dans les mains (12 juin-11 juillet 2021).
6 No Cha No Yu, 2017 (terre cuite, céramique émaillée, bois, verre dépoli, 82 x 97 x 93 cm), œuvre appartenant aujourd’hui au Frac Normandie – Caen. L’œuvre est évidemment bien plus complexe que cette silhouette de théière aperçue à travers un carré de verre dépoli et que le souvenir lumineux – donc partiellement aveugle – que j’en gardais.
7 Jardin Sec, 2019 (6 meubles tatamis en bois peint, bois, terre cuite, plâtre, objets blancs, objets verts, contenants, matériaux et outils divers activés, 360 cm x 270 cm x 40 cm), installation performative présentée et activée avec les danseuses-chorégraphes Sonia Garcia et Anna Massoni, lors de l’exposition collective Matériauthèque (21 septembre-10 novembre 2019, sur une invitation de Guillaume Constantin) aux Instants Chavirés – Montreuil.
8 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole – I. Technique et langage et Le geste et la parole – II. La mémoire et les rythmes, Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », 1964 et 1965.
9 Mais où… ?
10 Certains ouvrages scientifiques affirment dorénavant que le squelette adulte compte 208 os quand d’autres continuent d’affirmer qu’il n’en compte que 206. En réalité, la manière de dénombrer les os – dans leur articulation notamment – explique cette légère différence (qui peut parfois être encore plus importante : compter indépendamment certains os, comme l’os frontal par exemple, peut amener au score de 226 os pour un squelette adulte). De même, on peut aussi bien lire que le nourrisson possède 350 os mous et que l’on naît avec 270 os : là encore, la précision os mou/os dur et la manière de compter explique ces différences d’appréciation.
11 Film français de René Clément, écrit par Pierre Bost et Jean Aurenche d’après le roman éponyme de François Boyer, sorti en 1952 (et ayant reçu le Lion d'or à la Mostra de Venise la même année).
12 C’est Yann Ardagna, que l’on rencontrera plus tard, qui lui avait expliqué cela…
13 Dans Dioptrica Nova – ouvrage paru en 1692 et, à ma connaissance jamais traduit en français –, William Molyneux (1656-1698), physicien, philosophe et écrivain politique irlandais, pose la question, bien évidemment aujourd’hui caduque, de savoir si quelqu’un·e qui serait né·e aveugle et aurait recouvrer la vision serait capable de reconnaître par la seule vue des objets qu’il·elle connaissait auparavant par le toucher. La question (qui en contient en réalité des dizaines d’autres) passionnera Locke, Berkeley, Descartes, Reid, Leibnitz, Voltaire, la Mettrie, Condillac, etc. L’opération d’un jeune aveugle de 14 ans par le chirurgien William Cheselden en 1728 relancera les débats autour du célèbre « problème de Molyneux » de même que l’approche anthropologique de Diderot et sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de 1749.
14 De ce bleu franc que l’on retrouve partout, ce bleu des cordages, des scotchs de marquage, ce bleu recouvrant les fauteuils et tombant en rideaux…
15 Je pense à Bones Scores mais également à Jardin Sec ou encore à Wish I knew you. Inside out. (2020), une performance co-écrite avec Sonia Garcia et Alexandre Poisson et présentée au centre d’art contemporain d’Ivry-Le Crédac en septembre 2018 sur une invitation de Claire Le Restif et Jany Lauga).
16 Jacques-Alain Miller, L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018.
17 L’os d’une cure est en réalité la transcription de trois conférences données par Jacques-Alain Miller, psychanalyste membre de l’École de la cause freudienne (d’où l’importance, visiblement, du sempiternelle « en avoir ou pas ») et fondateur de l’Association mondiale de la psychanalyse, en 1998, au Brésil. En portugais, on dit qu’il y a une pierre plutôt qu’un os.
18 URL : https://philo.esaaix.fr/content//hydrofeminisme/hydrofeminisme.pdf (p. 3 du PDF).
19 Steve Paxton, La Gravité, trad. fr. par Denise Luccioni, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2018.
20 Cf. Livret de l’exposition Peine perdue, pieds retrouvés.